Le Jardinier et son Maître Jean-Pons-Guillaume Viennet (1777 - 1868)

« Que fais-tu là, Gros-Jean, sur ta bêche appuyé?
Disait au villageois qui soignait son parterre,
Le maître d'une grande terre ;
D'où te vient cet air ennuyé ?
Quel chagrin du travail peut ainsi te distraire ? »
- Ma foi, dit le valet, je songeais à part moi
Que vous êtes bien riche et moi dans la misère ;
Et je me demandais pourquoi
Dieu n'a pas fait la même loi
Pour tous les fils de notre premier père.

- Pourquoi ? répond le maître. Eh ! mon pauvre Gros-Jean,
Si des biens de la terre a tous les fils d'Adam
Dieu faisait un égal partage,
Nul n'aurait de quoi vivre ; et maître ou serviteur,
Tu verrais moins d'argent dans ton petit ménage,
Que n'en rapporte ton labeur.
C'est que dans la nature, et même en république,
L'égalité parfaite est folle et chimérique ;
C'est que jamais, sous le soleil,
Nul être n'a vu son pareil.
Tiens, regarde tous ces arbustes,
Qui doivent à tes soins, leur éclat, leur fraîcheur ;
Grands, petits, frêles ou robustes,
Tout en eux est divers, le feuillage et la fleur.
De tes dogmes sur eux tente l'expérience.
Si, durant ce printemps, tu peux, par ta science,
Les soumettre au même niveau,
Je partage avec toi ma terre et mon château. »

Mon rustre affriandé s'ingénie et travaille.
Sa main ne quitte plus la règle et les ciseaux,
Et, tourmentant ses pauvres arbrisseaux,
Le soir et le matin les taille et les retaille.
Vain espoir ! vain labeur ! l'un en jets vigoureux
Lance de tous côtés une séve abondante ;
L'autre pousse avec peine une feuille rampante
De son bois sec et raboteux.
La règle, quatre fois, a passé sur leurs têtes,
Et, quatre fois, bravant sécateurs et serpettes,
Les plus robustes ont brisé
Le niveau tyrannique à leur sève imposé.

Leur aspect chaque jour et varie et diffère,
L'un va du haut en bas, l'autre de bas en haut.
L'artiste a beau suer, c'est toujours à refaire.
La nature l'emporte et l'art est en défaut ;
Et pour comble d'ennuis, après tant de bévues,
Tant de nuits sans sommeil, de jours fastidieux,
De travaux impuissants, d'illusions perdues,
Le parterre n'en vaut pas mieux.

Livre II, Fable 19




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