L'Eternel Fantôme John Gay (1685 - 1732)

Par chaque passion mis en coupe réglée,
Un Libertin à jeunesse acculée
Dépérissait, car son sang vicié
A des maux secrets allié,
Déjà l'avait rendu voisin de la vieillesse .
Comme il était assis en proie à sa détresse,
Priant, jurant, tiraillé de douleur,
Tout décharné, tout blême, un Fantôme livide
Apparut tout-à-coup devant notre invalide.

" Ne tremblez pas, calmez votre frayeur,
Je ne viens pas ici turlupiner vos veilles,
Mon nom est inconnu peut-être à vos oreilles :
Mais c'est pour vous sauver que je me rends ici ;
Ecoutez, et prenez les conseils du Souci :
Ni l'amour, ni l'honneur, ni l'or, ni la puissance
Ne donnent aux mortels un instant d'allégeance,
Quand a fui la santé. Soyez donc sage à temps ;
Sans la santé jamais aucun plaisir des sens."

Ce disant, le Fantôme a glissé comme une ombre.
Notre héros pensif est devenu plus sombre ;
Il réfléchit, reconnait ses excès,
Prudemment se confie aux bons soins d'un Hermès,
Et pour se réformer, et comme un sûr dictame
Il se résout... à prendre femme.
Mais le Fantôme apparait de nouveau,
Il s'attache à ses pas, filtre dans son cerveau,
Lui cornant sans- cesse à l'oreille,
Combien femme est fragile, et combien c'est merveille
Qu'elle résiste à soins persévérants,
Et tout bas lui glissant le nom de ses amants :
Puis dans d'autres moments à son œil il présente
Le lourd budget d'une maison,
Le passif qui s'accroît, le créancier, la rente,
Les enfants à pourvoir qui naissent à foison.

Le voilà donc courant sus aux richesses ,
Et d'empiler argent et or,
Mais le Spectre le traque encor :
Il doit se défier de faire des largesses ;
De la misère et du besoin
Il lui fait voir la perspective au loin,
Lui montre des voleurs la troupe meurtrière,
Se déchaînant sur lui comme une fourmilière ;
Trouble ses jours, et même envahit son sommeil.
Comment chasser hôte pareil ?
Le Pouvoir, pense-t-il, peut-être
Lui fera trouver le repos.
Il s'élève au Pouvoir. Le Spectre s'enchevêtre
A son esprit, s'établit dans ses os
Le matin, à midi, puis le soir le harcèle,
Et sous ses regards amoncèle
Tous les maux de l'ambition,
Les faux amis, des grands la persécution,
Et par dessus il lui fait voir l'Envie
S'acharnant à sa chute, empoisonnant sa vie.

Pour se dépêtrer du Souci
Il fuit la cour pour un séjour champêtre,
Et dans la paix des champs savoure le bien-être,
S'occupant de ses fleurs, de ses arbres aussi,
Emondant celui-là, redressant celui-ci.
Mais voilà de nouveau le Spectre qui s'avance,
Qui l'avertit d'avoir prudence,
Des insectes pillards qui dévorent ses blés,
Ses foins, ses vergers désolés ;
Du temps chaud, du temps froid, et des soudains orages
Qui portent partout leurs ravages ;
Dehors, à la maison, le Spectre- le voici
Car nul ne peut fuir le Souci.
Après avoir ainsi subi ces destinées,
Notre héros lui dit : " Souci, dur créancier,
Puis qu'il faut que tu sois mon hôte journalier,
Tu m'as assez suivi depuis nombre d'années :
Spectre, sois bon garçon, passe enfin le premier."

Livre I, fable 31




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