« Oh ! quand je serai grand, que je m'amuserai !
Quel plaisir d'être libre et d'agir à sa tête !
J'irai, je viendrai, je courrai ;
Je veux voir du pays et je voyagerai ;
Tous mes jours seront jours de fête.
Au lieu de rester là, tristement attaché,
Et réduit à brouter dans cette étroite sphère,
Ainsi que mon père et ma mère,
J'irai fièrement au marché.
Mes paniers sur mon dos, agitant ma sonnette,
Chacun m'admirera. « Voyez-vous, dira- t- on,
Comme il a l'oreille bien faite !
Quel jarret ferme, et quel air de raison !
C'est une créature, en vérité, parfaite ;
Le voilà maintenant âne, et non plus ânon...
Quel bonheur d'être grand ! Tout devientjouissance ;
On est quelqu'un, on peut hausser le ton ;
Ce qu'on dit a de l'importance,
Et l'on n'est plus traité comme un petit garçon. »

Ainsi, dans sa pauvre cervelle,
Raisonnait un jeune grison,
Tout en broutant l'herbe nouvelle.
Le jour qu'il désirait à la fin arriva :
Il devint grand ; mais il trouva
Qu'il n'avait pas bien fait son compte.
Lorsqu'il sentit les paniers sur son dos :
« Oh ! oh ! dit- il, voici de lourds fardeaux ;
Mon allure, avec eux, ne sera pas très prompte. »
A peine achevait-il ce mot,
Qu'un coup de fouet le force à partir au grand trot.
La chose lui parut fort dure :
Il vit bien qu'il fallait renoncer à l'espoir
De n'agir qu'à son gré du matin jusqu'au soir,
De se complaire en son allure,
Et de dire je veux à toute la nature.
« Grands, petits, pensa-t-il, ont chacun leur devoir.
J'en ai douté dans mon enfance ;
Mais je vois trop que, tout de bon,
Le courage et la patience
Sont utiles à l'âne, encor plus qu'à l'ânon. »

Moi, mes amis, je crois en somme
Que ce baudet avait raison,
Et que ce qu'il pensait peut s'appliquer à l'homme.

Livre I, fable 4




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