L'Amant, la Maîtresse et le Chien Le Marchant de Viéville (17?? - 18??)

Vantons moins le pouvoir du Dieu que l'on adore
A Gnide, à Cithère, à Paphos :
S'il fait par hasard des héros,
Il fait le plus souvent que l'on se déshonore.

Un homme avait un chien grand, robuste et fort laid :
Mais c'est l'attachement qu'on prise en cette espèce,
Et sa fidélité qui plaît.
Loin d'être aimé de la Maîtresse,
Elle insistait pour son bannissement.
Le maître plusieurs fois en fit le sacrifice ;
Mais c'était inutilement,
Il revenait toujours à son service.
Dans ces moments d'ivresse où l'homme sans raison
Ne peut rien refuser à celle qu'il adore,
Il promit d'arranger les choses de façon
Qu'il ne pourrait se remontrer encore.
Contraint de s'éloigner de l'objet de ses vœux
Pour quelques jours et pour affaire,
Il roule en son esprit le projet odieux
De le noyer dans la rivière.
Il l'appelle chemin faisant ;
À son ordre il le voit paraître.
Du sort barbare qui l'attend,
Hélas ! il est bien loin de soupçonner son maître !
Déjà ses pattes de devant
Dans une de ses mains sont toutes deux tranquilles :
Il les entoure étroitement
D'un lien qui rendra ses efforts inutiles.
En cet état dans l'eau l'animal est jeté :
L'amour, l'amour triomphe de son crime !
Dans un bois près de là notre homme est arrêté.
Bientôt son chien, innocente victime,
De ses liens débarrassé,
Rejoint son maître, et comme une furie,
Combat et lui sauve la vie.
« Vois, lui dit-il après, ce voleur terrassé :
La faim peut-être armait son bras timide
Il est moins coupable que toi ,
Nécessité ne connaît point de loi :
« Eh ! que t'avais-je fait, perfide,
Pour me faire subir un sort aussi cruel ?
Va, malgré ton extravagance,
Je te suivrai partout , et veux que ma présence
Soit pour ton cœur un reproche éternel. »
L'amant à son retour vole chez sa maîtresse,
Son libérateur l'y suivit ;
En l'apercevant elle dit :
-- Ce monstre plus que moi , monsieur, vous intéresse,
Tout me le prouve ; il faut en vérité
Avoir bien peu d'amour et de délicatesse,
Pour se montrer si long-tems entêté.
-- Apprenez, lui dit-il, sur moi votre puissance,
Et tout ce que je dois à ce chien sans égal.
Dans un moment d'amour, ou plutôt de démence,
J'ai lié ce pauvre animal :
Ingrat envers lui, pour vous plaire,
Je l'ai dans cet état impitoyablement
Lancé moi-même à la rivière.
Jugez de mon étonnement !
Un voleur me demande ou la bourse oula vie :
Contre ce malheureux je lutte vivement ;
Mon chien, comme un éclair, paraît dans ce moment,
Sur lui s'élance avec acharnement,
Et de mon assassin l'existence est ravie.
Si ce beau trait que j'aime à vous citer,
Auprès de vous n'opère point sa grâce,
L'honneur me dit de vous quitter :
Puissé-je à pareil prix réparer sa disgrâce. ---

Je ne sais s'il quitta son amante en effet :
Mais s'il fallait opter de semblable maîtresse,
Ou d'un tel chien, je le confesse,
Ah! mon choix serait bientôt fait.

Livre II, fable 21




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