S’il faut en croire un fabuliste hindou,
Saint personnage et vénérable brahme,
Autrefois se passa ce triste petit drame,
Mais je ne sais plus quand, et ne saurais dire où.
Un scorpion, dit-il, se mit un jour en tête
De voyager
A l’étranger.
Bravant donc les autans, la pluie et la tempête,
Avide d’aspects nouveaux,
Le voilà qui chemine et par monts et par vaux,
Admirant la nature
Et cherchant compagnon ;
Mais chacun s’éloignait de l’affreux scorpion,
Redoutant sa piqûre.
Cauteleux et prudent,
Il n’avait point encore éprouvé d’accident,
Quand s’offre à lui soudain une rivière.
Pour la passer, que faire ?
Une tortue alors se promenait par là ;
A sa rencontre elle s’avance,
Voyant son embarras ; et, pleine d’obligeance :
— Désires-tu passer ? dit-elle à celui-là.
— Sans aucun doute, mais, je ne puis à la nage
Traverser ce cours d’eau,
Et je ne sais comment achever mon voyage.,
— Sur mon dos place-toi : je serai ton bateau.
— Ta proposition ne peut m’être suspecte,
Je connais ton honneur,
Répond l’insecte,
Et j’accepte sans peur.
Le scorpion, porté sur ce vivant navire,
Semblait un petit dieu parcourant son empire ;
Mais voilà que, chemin faisant,
Un bruit étrange et déplaisant
Etonne la tortue.
— Eh bien ! mon passager, eh bien !
Là-haut, que fais-tu donc ? — Oh ! mon Dieu, presque rien ;
A percer ton écaille, en vain je m’évertue…
— Comment ! ingrat animal ;
Lorsqu’au port, sain et sauf j’offre de te conduire,
Tu t’appliques à me nuire !
— Ma chère, que veux tu ? mon instinct, c’est le mal :
Il faut que j’obéisse…
— Et moi, je dis qu’il faut que le méchant périsse !
Réplique la tortue, en livrant à la mort
Cet insecte pervers, bien digne de son sort.
Ah ! de combien de maux on sauverait le monde,
Ajoute, sans doute en riant,
Le fabuliste d’Orient,
Si l’on plongeait ainsi tous les méchants sous l’onde !