Le Limaçon et la Tortue Raymond de Belfeuil (19ème siècle)
Un jeune limaçon, à l'angle d'une rue,
Fit rencontre de la tortue.
«Eh! bonjour, ma commère, et comment donc vous va?
Lui dit-il avec courtoisie.
— Mais, comme vous voyez; je vais cahin caha,
Traînant ma languissante vie.
Que voulez-vous, il faut savoir vieillir!
On se console avec le souvenir.
— Moi, dit le limaçon, je suis jeune, au contraire,
Et ferai dans la vie un très brillant chemin.
Je vous promets d'aller vite en affaire,
Et de dire son fait à tout le genre humain.
Mais à ce propos, ma commère,
Pourquoi donc marchez-vous toujours si lentement?
J'ai souvent ouï dire à ma mère
Que c'est par pur entêtement.
— Beaucoup de limaçons ne songent qu'à détruire,
Répondit la tortue, et, d'un ton d'important,
Ils parlent de tout reconstruire
Avec les bribes du néant.
Je ne dis pas qu'ils n'aient certaine connaissance
Mais, sur les oripeaux de leur vaine science,
Je ne mettrais pas un fétu.
Ennemis de toute vertu,
Indignes corrupteurs de l'aimable innocence,
On peut les voir parfois se tourner vers les cieux,
Mais c'est pour insulter les dieux.
Je n'en suis pas surpris, foi d'honnête tortue !
Ces limaçons n'ayant que l'intérêt en vue.
Chacun veut raisonner, à tort comme à travers.
Et se fait Dieu dans l'univers.
0 temps dégénérés, ô siècles grandioses,
Où près des grands abusgermaient de grandes choses
Contemplez aujourd'hui tous ces libres penseurs,
Gens animalisés, âmes sans harmonie,
Ecrasant le respect sous leur mesquin génie !...
Les hommes en sont-ils meilleurs?
Je me ris de leurs anathèmes.
Je sais qu'ils ne croient pas eux-mêmes
A leur programme décevant :
S'ils font quatre pas en avant,
Ils en feront six en arrière t
Dans les antichambres des rois, '
Depuis quelque temps, je les vois
Et ne jalouse point leur faveur singulière.
Je m'en vais tout droit mon chemin,
Sachant que Dieu m'a dans sa main
Jusques à mon heure dernière. »
Je sais des limaçons au faîte des grandeurs,
Parvenus là, coûte que coûte,
Qu'on voit s'étonner des lenteurs
Des gens de bien qu'ils trouvent sur la route.
De leurs discours sans se préoccuper,
La vertu marche et ne sait pas ramper.
