Le Valet d'un Sorcier, voulant l'être lui- même,
L'observait, le guettait avec un soin extrême.
Certain soir que, fort à propos,
Derrière la porte il écoute,
Il entend le Sorcier proférer certains mots,
Mots magiques sans doute,
Qui le font obéir par un manche à balai.
Un beau jour que son maître est sorti pour affaire,
Me voilà seul, dit-il, il faut me satisfaire ;
De mon secret faisons l'essai ;
A ce manche à balai donnons ma tâche à faire.
Or, après avoir dit avec précision
Les mots sacrés qu'il sut entendre,
« Manche à balai, dit- il, va, sans te faire attendre,
Vas me chercher de l'eau pour laver la maison. »
Il dit, et, chose singulière,
Le manche à balai part, il court à la rivière,
Et revient au logis, chargé d'un double seau
Et bien et dûment rempli d'eau.
Lucas, au comble de la joie,
Lave tout le logis, le frotte, le nettoie.
Quand il a partout nettoyé,
Frotté partout et partout balayé :
» Il suffit, dit Lucas, grand merci de ton zèle,
Mon cher manche à balai, va goûter du repos. >
Le manche n'entend pas, et, serviteur fidèle,
Va sans cesse 9 et revient chargé de ses deux seaux.
O dieux ! je vais périr submergé sous les eaux,
Dit Lucas en fureur. Quel est donc ce vertige ?
Malheureux ! c'est assez, te dis-je. »
Il parle en vain. N'entendant plus raison,
Lucas le coupe en deux. O soudaine merveille !
Deux manches au lieu d'un, d'une ardeur sans pareille,
Portent de l'eau dans la maison.
Tout périssait enfin, lorsque le maître arrive :
De notre infortuné Lucas
Il voit la peine et l'embarras,
Dit de magiques mots dont la puissance active,
Et sans remise et sans délai,
Éteint toute l'ardeur des manches à balai.
Dans le valet de cette fable,
On voit des factieux l'image véritable :
Mettre le peuple en mouvement,
Pour eux est chose très -facile ;
Et le peuple, d'abord manche à balai docile,
Leur obéit aveuglément,
Puis va semant partout le bouleversement.
Le trouble leur plaît fort tant qu'il leur est utile ;
Mais, lorsque le mal qu'ils ont fait
Eux-mêmes les menace, et qu'il peut les atteindre ;
Comme pour eux, alors, ils commencent à craindre,
On les voit s'efforcer d'en suspendre l'effet.
Vains efforts ! pour le bien ils sont sans influence ;
Arrêter le torrent n'est point en leur puissance :
Le vrai maître, lui seul, possède ce secret.