La Génisse sacrifiée Louis-Jules Mancini-Mazarini (1716 - 1798)

Une génisse, destinée
A payer de son sang la clémence des cieux,
En grande pompe était menée
Aux autels du maître des dieux.
De fleurs et de rubans sa tête était ornée :
Triste ornement, présage de la mort.
En vérité, Jupiter n’a pas tort
De nous fermer son redoutable, livre ;
On perdrait le plaisir de vivre,
Si l’on était dans les secrets du sort.
Notre génisse, avec un orgueilleux transport.
Voyait une immense cohue
Empressée à suivre ses pas.
Et jonchant de fleurs l’avenue
Qui la conduisait au trépas.
Près de là deux taureaux tramaient une charrue ;
Elle les voit, et s’applaudit tout bas
D’être au dessus d’un sort si pénible et si bas.
Cette génisse n’avait pas
Des choses de ce monde une bien juste idée ;
Jeunesse est ignorante et prompte à mal juger.
Telle une royale accordée
Va dans un pays étranger
Sous les lois d’hymen se ranger :
Chacun l’adore en son passage ;
Et la princesse avec pitié
Regarde les gens de village :
Plus heureux qu’elle de moitié.
Arrive enfin le jour du sacrifice ;
Et ce beau jour avec éclat fêté
Coûte la vie à la génisse,
A la reine, la liberté.
J’ai maintes fois observé qu’en ce monde
Si l’on acquiert quelque degré d’honneur,
C’est tout autant de pris sur le bonheur;
Et selon moi, cet échange se fonde
Sur la justice et l’intérêt commun.
Quand le public donne à quelqu’un
Certains témoignages d’estime :
Honneurs, pouvoir ou dignité,
L’usage n’en est légitime
Que s’il est dûment acheté
Par un dévouement magnanime.
Adoptons donc cette maxime
Qui sait plaire aux cœurs généreux;
Que l’homme obscur soit l’homme heureux,
Et l’homme illustre une victime.

Livre I, fable 15




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