La Bouche à l'Estomac un jour chercha querelle.
A l'entendre, Gaster, quoique jeune, était vieux,
Broyait mal les bons mets qu'il recevait par elle,
Et ne produisait plus qu'un chyle vicieux.
S'il ne voulait s'acquitter mieux
De sa fonction naturelle,
Elle ferait sa plainte au souverain des Dieux :
« L'ingrat perdait donc la mémoire !
Quoi ! tant de mets délicieux,
Quoi ! tant de vins exquis à boire,
Qui venaient de si loin, et qui coûtaient si cher,
« N'avaient-ils rien de méritoire,
« Rien qui pût stimuler le paresseux Gaster ? »
Quand la Bouche eut tenu ce langage oratoire,
Elle se tut enfin. Gaster, avec douceur,
Lui dit tout bas : « Ma chère sœur,
Quoi ! tu te plains de moi ! quelle injustice extrême !
En criminel ainsi pourquoi donc m'ériger ?
Est-ce moi qu'il faut corriger
Des torts qui sont les tiens, et des maux que toi-même
Tu prends plaisir à te forger ?
Toujours soumis à ton empire,
N'ai-je pas admis, sans mot dire,
Tous les mets, tous les vins dont tu m'as pu charger ?
N'en ai-je pas, sans paix ni trêve,
Elaboré les sucs ? et mes heureux efforts
N'ont-ils pas de ces sucs distribué la sève
Entre tous les membres du corps ?
Mon service est pénible : en vain je l'accélère.
Si tu le trouves languissant,
Est-ce ma faute ? Comment faire
Pour ne pas succomber au faix toujours croissant
De tes excès de bonne chère ?
Sans cesse en action pour suivre ton plaisir,
De remplir mes devoirs tu m'ôtes le loisir.
 Jupiter enfin tu veux porter ta plainte ;
Mais ses décrets ont arrêté
Que je ne puis loger dans mon étroite enceinte
L'intempérance et la santé.
Qui peut, avant le temps, m'affaiblir et m'user :
Ma sœur, ménage-moi désormais, je te prie,
Ou bien cesse de m'accuser. »

Pour rester court la Bouche avait trop d'éloquence ;
Mais, des raisonnements du malheureux Gaster
Loin de sentir la conséquence,
Elle les avait pris pour des contes en l'air.
Le pauvre Estomac s'évertue,
Jaloux de repousser un reproche accablant.
Il n'a plus de repos. Hélas ! plus il se tue,
Plus la Bouche lui crie : « Allons donc, indolent !
« Es-tu là comme une statue ?
Fais ton service, avance, et ne sois pas si lent.
Après tout, je suis la maîtresse ;
Tu n'es que mon esclave, et tu m'obéiras.
" Qui peut t'en dispenser ? Voyons si tu sauras
Digérer ce que je t'adresse. »
En effet, chaque jour, la Bouche, à plus grands frais,
Des cuisiniers fameux appelant l'art perfide,
Redouble l'appareil d'une table splendide ;
Dévore les produits des lacs et des forêts ;
De ce qui vient de loin se montre plus avide ;
Engloutit les vins blancs, les rouges, les clairets,
Le Vougeot et l'Aï, le Chypre et le Xérès,
Et du pauvre Estomac ne laisse nul coin vide.
De tant de délices farci,
Et sentant sa force épuisée,
Gaster a beau crier merci ;
Il en a jusqu'à la nausée.
Il se soulève avec horreur,
Et de la nourriture importune, excédante,
Rejette ce qu'il peut par la Bouche imprudente,
Qui soupçonne alors son erreur.
Elle souffre elle-même, et cesse d'être fraîche :
Mais à l'expérience elle est longtemps revêche ;
Et veut, accumulant les indigestions,
Braver encor Gaster dans ses convulsions.
Bientôt la Fièvre accourt, du Régime suivie :
Du Régime ! L'on n'en veut pas.
La Bouche tient à ses repas ;
A ses goûts elle est asservie.
Que vous dirai-je enfin ? Le foyer de la vie,
L'Estomac, délabré, ne peut se réparer ;
Il manque ; tout s'écroule... Et, pour
La Bouche est avec lui contrainte d'expirer.

Cette leçon est bonne et belle :
Quel gourmand convertira-t- elle ?
On l'a dit sous Vitellius ;
On le dit au siècle où nous sommes :
« Le glaive a tué bien des hommes ;
La Bouche en a tué bien plus. »

Livre I, fable 11




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