Au coin d'un vaste étang, dont le limon fertile
Couronnait sans cesse les eaux
De toufses de glaïeuls, de joncs et de roseaux,
Le peuple qui coasse avait vécu tranquille.
Mais sous ce dôme verdoyant
Qui protège leur domicile,
L'ennui vient s'emparer de ce peuple bruyant.
Les Grenouilles, dans leur asile,
Se lassent d'être à l'ombre et de ne pas voir clair ;
Elles brûlent enfin du désir d'être à l'air.
Excité par les cris de tout le marécage,
Qui veut absolument se produire au grand jour,
Un laboureur du voisinage
Se charge d'éclaircir l'aquatique séjour.
Il extirpe le jonc, il arrache l'herbage,
Si bien que, dépouillé de tout ce tapis vert
Et de cet odieux ombrage,
Le fond vaseux du lac demeure à découvert.
Grenouilles au soleil ne se sentent pas d'aise :
« Ah ! de l'obscurité quel bonheur de sortir ! »
Le bonheur sera court ; et sur leur lit de glaise,
Les Grenouilles, ne leur déplaise,
Auront de quoi se repentir
Pour elles, et surtout pour ces têtards sans nombre,
Dans leurs peaux encor repliés,
Doux fruits de leurs amours, que la faveur de l'ombre
Avait si fort multipliés.
Aussitôt qu'elles sont en vue,
Viennent de tous les environs
Fondre sur cette rive nue
Les cormorans et les hérons,
Et mille autres pareils larrons,
Charmés de découvrir une terre inconnue.
De ces brigands des eaux si grande est la cohue,
Que l'on pourrait à peine en dire tous les noms.
Figurez-vous quelles disgrâces ! rule
Sous le bec des butors, des buses, des bécasses,
Des sarcelles et des plongeons,
Et des nombreux pluviers, et des canards voraces,
Grenouilles, mais trop tard, regrettèrent leurs joncs.
Sommes-nous plus sages, au reste ?
Parmi nous, d'un destin suffisant, mais modeste,
Qui sait être content ? Qui veut vivre ignoré ?
A ce bonheur obscur qui n'a pas préféré
Un éclat trop souvent funeste ?