Les Abeilles et les Frelons Pierre Chevallier (1794 - 1892)

Des abeilles venaient de voir leur souveraine
Succomber sous le poids des ans.
On devait au suffrage élire une autre reine,
Et déjà, frappant l'air de longs bourdonnements,
L'essaim allait, venait, se croisait en tous sens.
Bans ce public débat, des frelons intervinrent,
El par plusieurs raisons soutinrent
Qu'étant de la famille ils avaient, mêmes droits
Et qu'ils devaient dès lors aussi donner leurs voix.
L'un d'eux, paresseux prolétaire,
N'ayant jamais su que soustraire
Le miel d'autrui, que bourdonner,
Et tel qu'un hanneton, sans aucun but flâner,
Sur le haut de la ruche en orateur se pose,
Réclame le silence et s'exprime en ces mots :
— Amis, croyez-moi, de nos maux
Souvent l'imprévoyance est la première cause.
Je veux parler, mes chères sœurs,
De votre misérable hutte.
Si l'on n'y pourvoit pas, sa chute
Entraînera de grands malheurs.
Votre gouvernement pèche aussi par sa base.
Pour l'affermir faisons de vos lois table rase,
Supprimons tout d'abord l'absurde royauté,
Ainsi que son hautain cortège ;
Abolissons surtout l'injuste privilège
Qu'on usurpa jadis sur la société
Sous le nom de propriété.
A ce criant abus il faut qu'on remédie,
Que le miel soit commun aussi bien que la vie,
Qu'on proclame en un mot l'entière égalité.
Est-il en effet tolérable
De voir parmi nous maint essaim
Avoir bon gite et bonne table,
Et les autres mourir de faim ?
— De bien bon cœur, reprit une certaine abeille,
J'appuierais le préopinant,
Si tout le peuple bourdonnant
Avait pour le travail courage, ardeur pareille.
Mais malheureusement il n'en est pas ainsi !
Je me bornerai donc à faire
A l'honorable et très cher frère
Cette interpellation-ci :
Voudrait-il avant tout nous dire,
Sans nul détour, la vérité?
Quel sens attache-t-il au mot égalité?
Quel peut être son but ? N'entend-il pas prescrire
Que désormais l'insecte actif, laborieux,
Devra par son travail nourrir le paresseux ?
A cette embarrassante et soudaine apostrophe,
Mon réformateur philosophe
Prend de grands airs, bourdonne de grands mots.
Mais, se voyant hué par l'assemblée,
Pour aller autre part attraper des nigauds,
Avec sa bande il prend tout confus sa volée.

Livre IV, fable 16




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