Un jour de foire, en un village,
Dun Ours accompagné parut un bateleur;
La présence du personnage
Excita joyeuse clameur ;
Je veux parler de l'Ours et non du conducteur,
Bien qu'il ait pour sa part un fort plaisant visage.
De voir danser l’Ours désireux,
Chacun tout aussitôt se presse en rang multiple ;
Le hasard avait sur les lieux
De Bosco conduit un disciple.
Il entre dans le cercle et s’adressant a l'Ours :
— « En bon français peux-tu nous faire ami, connaitre
Sous quels cieux le sort t’a fait naitre,
Et combien tu compte de jours ?
— N’en déplaise à l'Académie,
Dit l'animal velu d'une voix assourdie,
Tout comme un des quarante en français je discours
Et dans l(auguste compagnie
J'aspire même au numéro vacant,
» Soit entre nous dit en passant ;
Sois donc étonné qu’en Français je m'énonce
Un peu moins mal qu'un Bas-normand;
Ores donc, voici ma réponse :
Aux monts alpestres je suis né
Et je compte a cette heure un lustre bien sonné. »
De surprise autant que de crainte
Chacun reste ébaubi de voir un Ours parler
Mieux encor que baller.
Et d'un pas en arrière il agrandit l’enceinte.
Le cornac n’était pas le moins abasourdi ;
Bouche ouverte, œil hagard, frémolant, tout blêmi,
A peindre était le pauvre hère.
— Tu parles en puriste et je dois avant tout
T'en faire un compliment sincère, »
Repartit l’étranger; » mais le cercle, confrère,
A l'entretien semble avoir goût ; »
Reprenons-en le cours si tu yeux bien permettre.
Un mot avant tout autre; es-tu content du maitre ?
— Vrai maroufle, il a mis ma patience a bout,
Je compte un de ces jours faire un repas du traitre ;
S'il eût été plus gras j’eusse été moins tardif;
Mais plus j'attends, plus il se fait chétif ;
Il est temps sans autre formule
Que je me venge du croquant.
Ces mots furent suivis d'un affreux grognement ;
La foule de vingt pas recule ;
Quant au cornac, flageolant sur ses pieds,
Du monstre il croit déjà sentir la mandibule
Lui dénudant les os broyés.
Notre interlocuteur de son côté simule
Terreur panique et se sauve courant ;
Foule et cornac d’en faire autant ;
Tout fuit : l'Ours cependant s’assied sur son derriére,
Impassible à tout cet émoi.
Dieu sait du tour joué quel fut le commentaire !
Le Ventriloque en vain pour calmer leur effroi
Voulut aux bonnes gens expliquer le mystére ;
Aucun dans son erreur ne put étre ébranle ;
Méme un nouvel essai fut épreuve illusoire ;
Nul ne consentita le croire ;
L'âne de Balaam n’avait-il pas parlé ?

Répandez dans le peuple une opinion fausse
Ou quelque principe empesté,
En vain plus tard d'une voix de molosse
Vous hurlerez la vérité ;
Le mal est fait : le peuple, a vos efforts rebelle,
Reste, en dépit de vous, à ses erreurs fidèle.

Livre V, fable 2


Birmandreis, 3 Janvier 1854.

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