— « Où vas-tu preste et tout courant ?
Disait à maitre Bouc un Renard survenant.
— Moi ! je me sauve. — Où donc ? — Au pays des Pagodes.»
— Quoi ! de ce pas ? — Oui ! de ce pas vraiment !
— Mais c'est aller aux Antipodes !
J'irai plus loin encore.... au pôle et par delà !
Du moins, sera-ce un vrai nec plus ultra ?
— Je voudrais à la lune même
Sans nulle halte parvenir,
Si je pouvais comme Astolphe y gravir.
— Mais pourquoi cette fuite extrême
Et d’où vient cet excès d'effroi ?
— Je laisse, ami, derrière moi
Un Tigre affreux que rien ne rassasie;
Sa dent n’est jamais assouvie;
Gorgé de biens il s’en regorge encor;
Tout, quel que soit le sexe ou l'âge,
Est sans merci broyé sur son passage.
Adieu! sans plus tarder je reprends mon essor
Et, si tu m’en croyais, a l'autre bout du monde
Tu t'enfuirais ainsi que nous ;
Sus ! partons sans autre faconde ! »
C’était pour le Renard autant de propos fous ;
Il n’en tint compte et mal à mons Renard en prit ;
Le Tigre survint et l'occit.

Plus d’un ambitieux à ce Tigre est semblable ;
Malheur à qui se fait obstacle un seul instant!
Quoique gorgé de biens toujours insassiable,
Sans merci, sans cœur, froidement
Il le foule aux pieds et ’immole.
L’ambitieux est à fuir jusqu’au pôle :
La Bruyère l’a dit et l'a dit sagement.

Livre VI, fable 2


Kouba, 23 mars 1854.

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