Dans les villages d'alentour,
Il n'était rien de si beau que Lesbine :
Rien ! je dis trop aussi beau que le jour,
Lesbin son frère avait les traits, la mine,
Les yeux surtout que l'on prête à l'Amour.
L'âge où ce sentiment qu'en vers on déifie
Vient charmer, embellir et tourmenter la vie,
Pour eux était éclos : Lesbine avait seize ans ;
À la primevère prochaine,
Lesbin atteignait sa vingtaine :
Leurs cœurs sentaient déjà tous les feux du printemps.
Tous deux, à l'heure où le bruit cesse,
Où le jour tombe, assis près d'un ruisseau
Qui coule au-dessus du hameau,
Ils attendaient, pressés d'une égale tendresse,
La Sœur son jeune amant, le Frère sa maîtresse.
Déjà Phébé régnait aux Cieux,
Quand un nuage épais vint cacher sa lumière,
Et ne laissa, pour éclairer la Terre,
Que ce faux jour, sombre et mystérieux,
Qui peut guider les pas, mais qui trompe les yeux :
L'amour et le désir les trompent encor mieux.
L'heure du rendez- vous s'en va bientôt passée ;
Et l'amante et l'amant sont encore attendus :
Lesbin tient sur un point sa prunelle fixée ;
Au même point Lesbine a ses yeux, sa pensée,
Et dans l'ombre longtemps leurs regards sont perdus.
Lesbine enfin croit voir descendre dans la plaine
Un vague objet, apparence lointaine,
Qui soudain la fait tressaillir.
C'est lui, c'est lui : du bois, oui, je l'ai vu sortir ;
Il vient, il accourt : ah ! qu'il vienne ;
Quand il aura repris haleine,
Je le gronderai bien, si j'en ai le loisir.
Je t'ai jusqu'au bout écoutée :
Es-tu folle, ma Sœur ? répond le beau Lesbin.
Cet objet, c'est ma Galathée :
Elle arrive bien tard ; mais elle arrive enfin.
- Galathée ! Oh ! c'est toi, mon Frère, dont la vue
Est trouble : c'est Tirsis. Je viens même de voir
La houlette qu'hier au soir
De sa Lesbine il a reçue.
O Nuit ! tu ne saurais, malgré ta sombre horreur,
Me déguiser l'amant que m'annonce mon cœur.
- Et ton cœur et tes yeux sont en défaut, te dis-je :
C'est elle ; je la vois à grands pas s'approcher.
Autour de son chapeau, ce ruban qui voltige,
J'obtins hier de l'attacher.
O Lune ! serais-tu bien plus voilée encore,
Je ne puis me tromper à l'objet que j'adore.
- Voyez l'étrange entêtement !
- L'entêtée, ici, c'est toi-même.
- Je te dis que c'est mon amant.
- C'est, je te dis, celle que j'aime.
Je dois m'attendre qu'un Censeur
À son tour va crier : Voyez le sot Auteur !
Il nous promet un Apologue,
Et, pour Fable, c'est une Églogue
Qu'il nous donne : il n'y manque rien,
Sujet, Acteurs ni Dialogue.
Eh bien ! Églogue soit ; mais, triste Pédagogue,
Laisse-moi conter jusqu'au bout :
Le titre est peu de chose, et la morale est tout.
Tandis que le feu de leur âge
Échauffait ainsi les discours
De nos Amants, l'objet se rapprochait toujours.
Mais tout à coup Borée emporta le nuage.
Phébé reparaissant en brilla davantage,
Et dans tout son éclat elle suivit son cours.
Frère ni Sœur, alors, surprise extrême !
Ne voit plus rien de ce qu'il aime ;
Leurs yeux cherchent en vain Galathée et Tirsis :
Tirsis et Galathée, à leurs regards surpris,
Deviennent ce qu'ils sont, de la forêt voisine
Unjeune Cerf que la fraîcheur de l'eau
Attirait chaque soir vers le même ruisseau.
Il n'y venait chercher ni Lesbin ni Lesbine ;
En les voyant, il fuit : le Couple, mécontent,
Baissa les yeux en rougissant.
Ne nous en moquons point ; à semblable délire
Nous ne sommes que trop sujets.
Un cœur aux passions livré, dans les objets
Ne voit plus ce qu'ils sont, mais bien ce qu'il désire.