L'Amitié de l'Ours et des Loups Pierre-Louis Ginguené (1748 - 1816)

Je vous ai dit la connaissance
Que firent autrefois, aux dépens des Brebis,
Un Ours, montagnarde Puissance,
Et deux Loups des forêts, ses très dignes amis.
J'ai, depuis ce moment, appris
Comment finit cette alliance ;
Je veux le redire pour vous "
Lecteur ainsi, dès l'origine,
Vous saurez ce qui fait, entretient et termine
L'Amitié de l'Ours et des Loups.

L'Ours, dans ses deux fiers Camarades,
Pour son métier trouvait de grands secours :
On sait quel métier fait un Ours.
Dans les nocturnes embuscades,
Aux coups de main, aux escalades,
De concert ils marchaient toujours.
Tout leur réussissait, grande et petite guerre.
Les Loups, en éclaireurs, marchaient à la légère ;
Et l'Ours, en corps d'armée arrivant à grands pas,
Il n'était Chien, Berger, Chasseur si téméraire,
Qui d'abord, pour mieux fuir, ne mît les armes bas.

Leurs expéditions finies,
Ensemble ils reposaient, se quittaient rarement,
Et passaient pour goûter les douceurs infinies
De l'Amitié. Sot et faux jugement !
Injure manifeste à ce pur sentiment !
L'Amitié ne va point à gens de telle sorte :
Brigands n'en ont entr'eux qu'autant qu'elle rapporte ;
Mais attendons le dénouement.
Un certain jour, en avant-garde,
Nos Loups trottaient : notre Ours, qui n'y prenait pas garde,
Loin derrière allait pesamment.
Un troupeau vient : chacun des Loups s'élance,
Chacun prend un Mouton de superbe apparence,
L'emporte, et fuit comme le vent.

Dans un fourré du bois qui borde la prairie,
Le couple ravisseur entre et s'y réfugie :
Les Moutons égorgés, point d'Ours. Quelle lenteur !
Ne trouves-tu pas, mon confrère,
Que, depuis quelque temps, il nous laisse tout faire ;
Qu'il prend même un air de hauteur ?
Le souffrirons-nous ? - Non, monfrère.
Par quelle loi faut-il que deux Loups, tous les jours,
Doivent céder le pas à ce Monseigneur l'Ours ?
Monseigneur, cette fois, tâtera de nos restes,
Si restes nous laissons. Déjà nos deux hussards
À jouer des dents étaient lestes,
Quand voici venir l'Ours. D'abord ses yeux bagards,
Sur le repas, sur les convives,
Jettent de farouches regards.
Mais de quel air tu nous arrives,
Ditl'un des deux Gloutons, sans perdre un coupdedent !
L'Ours rugit en lui répondant ;
Le second Détrousseur se met de la partie :
Je ne redirai point chaque propos mordant,
Chaque piquante répartie.
Des mots on passe aux coups : ces Amis furieux
En sont à s'arracher les yeux,
A vouloir s'arracher la vie.

Scamandre et Simoïs n'ont point vu de combat
Qui ne cède en fureur, en rage meurtrière,
A ce triple et sanglant débat.
Si j'écrivais ceci dans la langue d'Homère,
Que j'aurais de plaisir à peindre avec les mots
Des grifses et des dents les profondes empreintes ;
Des pattes de l'Ours les étreintes ;
De quels membres et de quels os
Il faisait craquer les jointures ;
Et si c'était sa cuisse, ou son ventre, ou son dos,
Qui recevaient des Loups les terribles morsures !
Mais notre Langue est pauvre et faible, je le sens,
Pour ces détails intéressants.

Des Champions pourtant l'espèce singulière
Me fournit une mort dont la description
Manque aux trépas nombreux du siège d'Ilion.
L'Ours, épuisé de sang, mais non pas de colère,
Prend ses deux ennemis entre ses bras, les serre,
Et, les pressant sur lui, meurt en les étouffant.
Les Loups, sentant leur dernière heure,
À la gorge de l'Ours s'attachent ; et leur dent
S'enfonçant dans les chairs, chacun, avant qu'il meure,
En déchirant encor quelque lambeau sanglant,
Console son dernier moment.

Dans cet horrible état, l'un sur l'autre ils expirent.
Aux cris, aux hurlements affreux,
Au long tintamarre qu'ils firent,
Les animaux en foule accourus autour d'eux,
Disaient, en contemplant ce spectacle hideux :
Est-ce là ce Trio si tendre, si fidèle ?
Comment, pour quel sujet en ont-ils pu venir
À cette sanglante querelle ?
De l'Amitié ce grand modèle
Devait-il donc ainsi finir ?

Oui, sans doute, ignorantes Bêtes,
Ainsi devaient finir de prétendus Amis,
Au crime, à l'intérêt uniquement soumis.
Ces Dieux mènent souvent à de semblables fêtes
Les scélérats qu'ils ont unis.

Fable 39




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