Les Raisins de Zeuxis, les Oiseaux et les Spectateurs Pierre-Louis Ginguené (1748 - 1816)

À la gloire de la Peinture,
Ce que j'ai vu de mieux, c'est ce trait de Zeuxis,
Qui si bien imita l'or d'une grappe mûre,
Et de son pampre la verdure,
Et son transparent coloris,
Que les Oiseaux y furent pris.
Ils venaient à l'envi, l'Antiquité l'assure,
A ces fruits du pinceau demander leur pâture :
Dès le collège ainsi nous l'avons tous appris.

Je sais qu'un esprit peu crédule
Pourrait voir dans ce trait un conte ridicule.
Quels étaient, dirait-il, ces innocents Oiseaux ?
Étaient-ce becfigues ou grives,
A piller les raisins espèces très actives,
Mais que l'on voit toujours aux champs, près des hameaux,
Et que jamais la faim dans les cités n'amène ?
Non, il n'en vient jamais chez nous,
Répondrais-je ; mais savez-vous
S'il n'en venait point dans Athène ?
Connaissez-vous des Oiseaux grecs,
A fond, les mœurs et les coutumes ?
Que ne suis-je un Savant ! En moins de dix volumes
Je vous prouverais bien que s'ils avaient des becs,
Ainsi que nos Oiseaux, et deux pieds, et des plumes,
Sur leurs mœurs vous n'avez que des détails suspects....
Au reste, vous verrez dans mes oeuvres posthumes.

Mais me voilà bien loin du Peintre et de ses fruits :
Revenons, et contons à la fin, si je puis.

On tient donc pour chose très sûre
Que des Oiseaux athéniens
(Passe encor si c'étaient de bons parisiens)
Becquetaient de Zeuxis la savante peinture,
Et prenaient l'art pour la Nature.
Chez ce peuple, fin connaisseur,
Vous concevez l'éclat de pareille aventure.
Il n'est si petit amateur
Qui ne vienne à son tour, tandis que le jour dure,
Des Raisins, des Oiseaux enjoué Spectateur,
Admirer le talent et rire de l'erreur.
A chaque Oiseau dupé, l'on riait de plus belle.
Ceux qui riaient le plus étaient un gros Marchand,
Un brillant Général, enfin un jeune Amant.

Auprès d'eux, comme en sentinelle,
Un Philosophe était, censeur un peu chagrin,
A fronder les rieurs par sa nature enclin.
Un Philosophe alors ne blessait point la vue,
Les Artistes et les Marchands,
Les Généraux et les Amants,
Au Lycée, au Portique, ou même dans la rue,
Recevaient ses leçons et revenaient contents.
Quelquefois, il est vrai, d'envieux charlatans
Au Sage procuraient l'honneur de la ciguë :
Mais sa mort, de l'Envie apaisait les serpents ;
Sa mémoire obtenait des regrets éclatants :
Le Repentir public érigeait sa statue :
Son nom restait sacré : c'était-là le bon temps !

Vous riez, insensés, dit enfin notre Sage ;
Et ces Oiseaux trompés vous paraissent plaisants :
Mais est-ce bien à vous de rire à leurs dépens ?
N'y voyez-vous point votre image ?
S'ils sont aveugles et gourmands,
Ne l'êtes-vous pas davantage ?

Tous trois vers la félicité
Vous vous lancez d'un vol imprudent et rapide ;
Sur l'aile d'un désir également avide
Chacun de vous est emporté.
Des cœurs puissante séductrice,
Ses pinceaux à la main, l'ardente Passion
Dans votre imagination
Des plus belles couleurs peint l'erreur ou le vice.

Chez toi, Marchand, c'est l'avarice
Qui fait pour t'aveugler tous les frais du tableau,
Chaque fois que, chargé d'étofses étrangères,
De drogues lointaines et chères,
Tu vois dans le Pirée arriver ton vaisseau.
Toi, Général, il te faut de la gloire :
L'insatiable ambition,
À travers le carnage et la destruction,
Te fait chercher la mort, pour vivre dans l'histoire.
Toi, jeune homme, la volupté
Est l'objet de tes vœux heureuse ta jeunesse,
S'il ne t'en coûtait pas le repos, la sagesse,
Les biens, l'honneur et la santé !

Mais votre but commun, qui des trois peut l'atteindre ?
À peine obtenez -vous un objet qu'à vos yeux
Des plus riches couleurs la Passion sut peindre,
Il en faut suivre un autre, et fatiguer les cieux
De vœux qui, satisfaits, n'apaiseront pas mieux
Cette brûlante soif que rien ne peut éteindre.
De désirs renaissants vos cœurs sont consumés,
Plus sous que ces Oiseaux à tête trop légère,
Qui, lorsqu'ils ont touché la grappe mensongère,
S'en retournent plus affamés.

Du Moniteur alors se tut la voix sévère.
Les trois rieurs, un peu confus
De cette publique apostrophe,
Disaient en s'en allant : c'est un grand philosophe !
Mais on dit qu'ils ne riaient plus.

Fable 16




Commentaires