S'il IL est un animal réputé malfaisant,
Je tiens que c'est le Singe : à bon droit il occupe
Entre ses pairs le premier rang :
Il passe rarement pour dupe ;
Voici comme il le fut pourtant.
Sur le balcon doré d'un château magnifique,
À son aise vivait un Singe domestique.
Sans doute ce château fut au milieu des bois ;
Encore fallait-il que ce fût en Afrique,
Ou si l'on veut en Amérique,
Enfin dans un pays où Nature, à la fois,
Produit des Singes et des Noix
J'indique seulement ce point géographique,
Et je reviens. Mon Singe amassait un trésor,
Trésor, non de perles ni d'or,
Mais un grand sac de Noix, bien mûres, fraîches, vertes,
Et de leur robe encor couvertes :
Il s'en était voulu fournir
Pour le besoin et le plaisir,
Pour le présent et l'avenir.
Les Singes du pays... (Avais-je tort de faire
Sur le lieu de la scène une digression ?
Voir Singes attroupés autour d'une maison,
Même parmi les bois, est- ce chose vulgaire ?
En voyez-vous beaucoup dans les bois de Meudon,
Dans les grandes forêts de France, d'Angleterre,
En un mot, de l'Europe entière ?
Mais le fait me suffit ; le lieu, la région
Où ce fait arriva ne m'inquiètent guère.)
Les Singes donc, du sac, de la provision
Surent pénétrer le mystère.
Grand tumulte, grande colère,
Et grande députation.
Toute la Singerie est en combustion.
Au nom des députés l'Orateur ordinaire
Parle, jeune Avocat, qui veut par cette affaire
Asseoir sa réputation.
Bertrand (c'est son discours), notre ami, notre frère,
Tu nous dois notre portion
Des produits communs de la terre.
Un si gros superflu t'est-il donc nécessaire ?
Combien te faut-il de repas
Pour tout le reste de l'année ?
Quatre Noix par jour, n'est- ce pas
Vie abondante et fortunée ?
Eh bien ! que l'autre part au moins nous soit donnée !
Elle nous appartient, Bertrand, tu nous la dois :
Notre Code le dit, au chapitre des Noix.
Ne sois pas un tyran, un Tibère, un Hérode,
Un vil accapareur : sois juste : crains l'assaut :
Nous sommes décidés à mourir, s'il le faut,
Pour les Noix et pour notre Code.
Belle conclusion ! et Singes d'applaudir.
Bravo, cent fois bravo ! Nous saurons soutenir
Ce qu'il a si bien dit. Il est temps que les riches
Pour les pauvres ne soient plus chiches.
Si la terre est pour tous, elle est donc pour chacun.
Ainsi le veut la raison même ;
Ainsi le veut le beau système
Du partage des biens et du bonheur commun.
Mais Bertrand n'admet point cette haute doctrine :
Dans une occasion de nous encor voisine,
Il aurait à Vendôme envoyé ces mutins.
À vous mes Noix ! à vous, coquins !
Vous n'aurez pas même l'écorce.
-Accaparement ! trahison !
Crièrent-ils à l'unisson.
Ce que tu ne veux pas donner à la raison,
Nous l'obtiendrons bien par la force..
A l'assaut ! à l'assaut ! - Ce n'était pas un jeu :
Bertrand le voit, Bertrand s'apprête,
En vrai héros, à faire tête.
Mais le combat durera peu,
S'il n'a point d'armes. Comment faire ?
Son sac va le tirer d'affaire.
Il ne songe qu'à vaincre, et sur les malandrins
De grosses Noix, à pleines mains,
Il fait éclater le tonnerre.
Les Titans foudroyés, qui ne s'attendaient pas
À cet orage, à ce fracas,
Ace nouveau style de guerre,
N'y tinrent pas longtemps : plusieurs étaient blessés :
Leurs nez camus étaient cassés :
Sans relâche, comme la grêle,
Noix sur eux de tomber, de rouler pêle-mêle :
Ils en voulaient : bientôt ils en eurent assez.
Avec ou sans butin chacun d'eux prit la fuite.
Le Vainqueur ne pouvait courir à leur poursuite :
Sur son champ de bataille il rend grâces aux Dieux.
Quand, tout à coup, jetant les yeux
Sur ce sac envié, que d'une main avide
Lui-même il avait pris tant de peine à remplir :
Mes Noix.... mon sac.... Ciel ! il est vide !
Il le tourne et retourne, et ne peut sans gémir
Voir que de tant de Noix il n'en reste pas une.
ODestin ! dit-il, ô Fortune !
C'est-là que ta rigueur, je le vois, m'attendait.
Je jette à l'ennemi ce qu'il n'a pu me prendre :
Et pour vaincre, et pour me défendre,
Il m'en coûte bien plus qu'on ne me demandait.
Si vous en exceptez la Gloire,
Dont à vos yeux la palme est un prix assez beau,
Guerriers, ce résultat, dit-on, n'est pas nouveau
Dans les suites de la Victoire.