Le Ballet des Singes Nicolas François de Neufchâteau (1750 - 1828)

Des Singes tout couverts d'étofses chamarrées,
Des Guenons aussi bien parées,
Avaient eu leur maître à danser.
Il leur avait longtemps montré, sans se lasser,
Des gavottes et des bourrées,
Et tous les pas divers que son art sait tracer.
A force de les repasser,
Ces gambades réitérées
Se retiennent enfin ; l'on apprend à valser
Plutôt qu'on n'apprend à penser.
Pour recueillir le fruit de tant de patience
Et d'exercices ennuyeux,
Se croyant sûr de leur science,
Notre homme par affiche indique aux curieux
Un Ballet singulier, merveille sans seconde,
Et qu'aucun théâtre du monde
N'avait encore offert aux yeux.
« Les chevaux du Cirque olympique
<< Ont fait admirer l'art dont Franconi se pique ;
« C'est très beau ; mais ceci l'emporte, et l'on verra
« Des ballets le nec plus ultrà. »
Le bon public sait bien qu'une affiche est un leurre ;
Mais il s'y laisse prendre. Au Ballet annoncé
Les amateurs en foule accourent avant l'heure ;
C'est à qui sera mieux placé !
Les Guenons en grande toilette,
Et les Singes de même en parure complète,
Aux yeux des amateurs s'avancent gravement.
Le premier coup d'archet les met en mouvement.
La troupe imitatrice est partie en cadence ;
Et badauds d'applaudir du geste et de la voix !
Mais, au fort de la contre-danse,
Et parmi les bravos recommencés cent fois,
Soit mauvaise plaisanterie,
Soit bien plutôt espièglerie, I
Du parterre au théâtre on a lancé des noix.
Osurprise ! à leurs pieds danseurs et figurantes,
Voyant soudain ces noix pleuvoir,
Quittent le soin de leurs courantes,
Leurs masques, leurs habits ; en désordre il faut voir
Ces quadrilles rompus que seules font mouvoir
Les noix sur le théâtre errantes.
Le bâton de mesure est sur eux sans pouvair.
Le maître, jusque là si fier de son savoir,
Abeau les rappeler ; rien ne les inquiète.
Occupés seulement de ces noix qu'on leur jette,
Ils se battent pour les avoir.

La vie est un Ballet presque de même sorte :
La fortune a ses clefs, ses mitres, et ses croix ;
L'éducation même a ses formes : qu'importe ?
Les masques n'y font rien, le naturel l'emporte ;
Le Singe court après les noix...