Les Juges et le Mendiant Nicolas François de Neufchâteau (1750 - 1828)

À la porte de son prétaire,
Un Juge criminel, avec ses assesseurs,
Des désordres publics vénérables censeurs,
Était assis, un jour de foire.
Passe un robuste Mendiant,
Qui, voyant mainte robe noire,
Se courbe en humble suppliant,
S'approche avec respect, et, d'un ton larmoyant,
Dit : « Faites, Messeigneurs, une œuvre méritoire !
« Pour un pauvre apprenti, natif de Carpentras,
Le tour de France est long à faire !
Donnez-moi la passade ; et ne me forcez pas
De vous révéler ma misère :
De grâce ! ménagez mon trop juste embarras.
Je ne pourrais être sincère ;
Car je suis, en secret, rongé d'un tel ulcère,
Que la honte m'empêche, hélas !
D'en présenter à nu l'humiliante image
« Aux yeux des dignes magistrats
Qui forment votre aréopage. »
Cet homme au tribunal faisant compassion,
Sans plus ample information,
Chacun lui donne quelque pièce.
Il fait à chaque aumône une inclination,
Dit : « Que Dieu vous le rende » ! et part plein d'allégresse.
Le Juge, par réflexion,
Du dolent égrillard remarquant la prestesse,
Veut connaître le mal dont il cache l'espèce
Avec tant de discrétion.
Il dit à son huissier : « Cours après ce grand drôle !
Parle-lui seul à seul. Ou je me trompe fort,
Ou ce grivois-là nous enjôle,
Et, loin d'être un infirme, est un gibier de geôle.
Tâche de le connaître, et fais-nous ton rapport. <>>
L'huissier l'atteint, non sans effort,
Tant l'autre courait vite ! « Écoute, je te prie !
Un mot de confidence ! En vain l'on a cherché
A deviner ton mal caché.
On ne peut concevoir cette bizarrerie ;
Car enfin l'on te voit des yeux vifs, de bons bras,
Le teint frais, le visage gras ;
Tu n'as pas mal de corpulence,
Pourtant comme un lièvre tu vas.
Qu'as-tu donc, mon ami ? Sur un semblable cas
peux bien avec moi rompre ici le silence.
Conte-moi la chose tout bas,
Si t'expliquer tout haut répugne à ta faiblesse.
Ah ! lui repartit le matois,
Avec un sourire narquois,
Tu ne sais où le bât me blesse.
En me voyant, tu n'aperçois
Nul indice du mal qui me met aux abois ;
Mais c'est qu'il est loin de la vue ;
Dans mes veines il s'insinue,
Et ronge tellement la moelle de mes os,
Que je n'ai pas, mon cher, malgré mon air dispos,
Un seul muscle qui se remue,
Si ce n'est pour aller et vaguer dans la rue.
La conséquence est nette et facile à prévoir :
Je ne puis travailler, ne pouvant me mouvoir.
S'il faut te parler sans feintise,
On m'a dit que le mal dont je suis accablé,
De tel qui s'y connaît, je crois, est appelé
Paresse, ou bien fainéantise.
A ton avis, est- il douteux
Qu'un misérable atteint de cette maladie
Ne soit pas, en effet, des plus nécessiteux ?
N'est-il pas juste qu'il mendie,
A titre de pauvre honteux ? »
Une impudence si hardie
Pique l'honnête huissier, qui court vite informer
Les Juges, à ce trait, prompts à se gendarmer.
De cette audace criminelle
On s'indigne ; et, pour faire un exemple soudain,
On cherche le galant ; mais le rusé gredin
Avait enfilé la venelle,
En se moquant de la Tournelle,
Et lui laissant une leçon
Sur l'infirmité prétendue
Qu'on voit, en tout pays, beaucoup trop répandue
Chez les pauvres de sa façon.

Non ! non ! à telles gens l'aumône n'est pas due.
Ce bienfait, au hasard imprudemment jeté,
Qu'est-ce autre chose qu'une prime
Qu'on assure à la lâcheté ?
Ainsi, la vertu même alimente le crime,
En nourrissant l'oisiveté.

Livre II, fable 5




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