Oh, ces gens sont à peindre ! A l'entour du gâteau,
Ils ont la dent sur le qui-vive ;
La grifse aussi, Dieu sait ! point de mangeur nouveau
Sans mainte égratignure ; et pourtant s'il arrive
Qu'on se tienne à l'écart, malheur à vous ! la peau
Ne suffit plus ; leur ongle en veut à la chair vive.
« Voyez-vous ce brouillon qui prend la liberté
D'être à jeun tandis que je dine !
Vraiment ! à nos festins faire le dégoûté !
Ce Pythagore-là me semble avoir la mine
De me taxer d'avidité !
C'est quelque factieux ? » Un voisin charitable
Répond : Lui ? c'est un fou. »
- Tant de sobriété... »
Son orgueil ! » dit un autre.-«Oui, mais orgueil traitable,
Réplique un tiers dîneur, pour vaincre son dégoût.
« A ce petit Caton qu'on cède le haut bout ;
<< Il sera le premier à table. »
Messieurs, bon appétit, mais un peu d'équité.
Quoi donc ! ne pas venir, en ce lieu de plaisance,
Aux dépens de l'État, boire à votre santé,
Est- ce esprit de révolte ? est- ce orgueil, ou démence ?
Non ; je sais de quel prix est souvent acheté
Le potage des rois ; et partant j'imagine
Qu'on peut, sans être un fou, ni même un révolté,
Se contenter de sa cuisine.
En me voyant passer, quelqu'un dira : Voici
Celui qui fait carême en ce carnaval- ci !
-« Pauvre sot ! -Je n'ai goût qu'au pain de ma farine.
- Tant pis ; mais taisez-vous, le monde n'en croit rien. »
Le modèle du siècle est ce dogue de bien
Qui sur son collier faisait lire :
Je suis le chien d'un duc ; monsieur veuillez me dire
De qui donc vous êtes le chien ?
- Je ne suis le chien de personne.
Quel scandale ! Un ministre, à ce mot qui l'étonne,
S'écrie : « Oh, l'insolent ! » Insolent qui n'est rien ?
Ah, monseigneur ! Votre Excellence,
Pour le bien de l'empire, hélas ! et pour le sien,
Puisse-t-elle, au plus vite, avoir cette insolence !
Composons cependant : au dogue grand et fort,
Je dois respect et déférence :
Je veux m'acquitter ; et, d'abord,
Je lui tire ma révérence.
Que si l'on me surprend à garder le chapeau
Devant le moindre mâtineau,
On fustige mon imprudence.
Que pour tant de bassets si gras, si bien nourris,
On m'oublie, et qu'on ne me donne
Os de pigeon ni de perdrix ;
Rien de plus juste ; j'y souscris :
Je ne suis le chien de personne.
Ces vers, de vieille date, et si bien oubliés
Qu'ils pouvaient faire envie à mes vers publiés,
Qui me les remémore ? et quelle bonne tête
M'a fait toucher au doigt qu'ils étaient d'une bête ?
- « Qui ? vraiment ! ce rimeur sobre, et content de peu,
Affichant que son nom doit vivre autant que Dieu,
Mais à qui l'estomac dit que pour son génie
L'état des pensions est le livre de vic ? »
-Pas du tout.-« Eh ! qui donc ? » --Un gueux, mais du commun ;
Mendiant qui jamais n'a fait de vers à jeun,
Gras, et fier comme un duc de ses droits à l'aumône,
Et qui demande un sou comme on réclame un trône.
« Un sou ? quand la jeunesse au bout de tes longs bras
Met quatre francs par jour ! Travaille, et tu vivras. »
« Oh, je ne vis pas mal ! Regardez. - La paresse
Profite, c'est tout simple, et la misère engraisse.
Mais peux- tu digérer, à tes quatre repas,
Les mépris... ? » - « Refusez, dit-il, n'insultez pas !
Vous autres qui, là-haut, inscrits sur le grand-livre,
Avez reçu du ciel la vie, et de quoi vivre,
Vous extravaguez tous : à vous permis ; penser
Est inutile au riche ; il n'a qu'à dépenser :
Ce qui manque à l'esprit on le prend dans la bourse.
Moi, sans bourse, l'esprit est ma seule ressource ;
Je pense : et, dussiez-vous penser au même prix,
Raisonnons ; rendez-moi compte de vos mépris.
Je vis sur le public. Ainsi vivent bien d'autres !
Ces autres qui sont-ils ? ceux que vous et les vôtres
Abordez chapeau bas,... ceux dont le droit commun
Est de puiser ensemble au gousset de chacun.
Répondez, quel prélat peut dire à son chapitre
L'arbre de son verger où se cueille la mitre ?
Quel vieux oncle du pape avait dans son trésor,
Et, par bon testament, lui légua trois clefs d'or ?
Quel prince, ou quel ministre, ainsi qu'un ver-à-soie,
A filé le ruban dont l'azur fait sa joie ?
Qui, pour tout dire enfin, vit de ses revenus ?
Quelque électeur, honteux de l'être à cent écus !
Quelque vieux sans-culotte, ou quelque incorrigible,
Qui s'est cru jacobin, se voyant éligible !
Tous gens pauvres de tête et de cœur, oubliant
Qu'on sera toujours gueux, si l'on n'est mendiant !
D'où vient qu'à juste titre, en bonne compagnie,
Le nom d'indépendant est un nom d'avanie ;
Et que les mieux rentés ont la démangeaison
De tendre aussi la main, pour être du bon ton. »
« A Rome..... Eh oui, riez d'un savant qui mendie !
C'est du neuf !... Pour savant, sans pousser l'ironie,
Je le suis : dans Quimper, un docte ignorantin
Voulait en bas-breton m'enseigner le latin.
De tout quoi m'est resté, comme chose certaine,
Que dans ces temps fameux et de Rome et d'Athène,
Quand le peuple donnait la pourpre et les faisceaux,
Grands seigneurs (proceres), pontifes, généraux,
Mendiaient, comme moi, sur la place publique.
Oh, nous sommes déchus de la franchise antique !
Mais au palais Condé la France, tous les ans,
De neuf cent millions dote ses mendiants.
C'est peu : j'espérais plus du progrès des lumières ! ¹
L'Angleterre, avant nous savante en ces matières,
Divisant son aumône en taxe, pension,
Liste.... » -Arrête insolent ! -« Eh, qu'importe le nom ?
Qu'importe, quand mon sang à plein canal circule,
Qu'on nomme ses canaux, veine, artère ou veinule ?
Pour en finir, l'aumône est au corps social
Ce qu'est un chyle pur dans le corps animal.
Ce chyle dont vingt sucs font un suc homogène,
Qui, filtré par le cœur, va, rougi d'oxygène,
Rendre au poumon le feu qu'il apporte au cerveau,
Monsieur, c'est ce budget, chyle à jamais nouveau,
Qui, traînant dans son cours et moisson et vendange,
S'en va, de poche en poche, en verser le mélange ;
Dispense, à filets d'or, leur tribut nourrissant ;
Et, partout bien reçu, s'élève et redescend
Du vilain au monarque, et du monarque au cuistre.
Le premier mendiant du roi, c'est le ministre ;
Le premier mendiant du royaume... » -Tais-toi !
Il rit sous cape, et file en se moquant de moi.
De moi !.. Suivez sa trace, Argus de la police !
Je voudrais voir mon drôle aux mains de la justice,
Et monsieur Marchangy, par un trait éloquent,
Me venger, au parquet, de ce discours piquant.