Dix mille francs sortis, sur papier fin,
Des presses de la république,
Sous le nom d'assignat courant de main en main,
Rencontrent un doublon : « Oh ça ! médaille antique,
Dis-moi quel est ton prix ? Tu vaux ton pesant d'or ?
Tudieu ! c'est être bien habile !
Je vaux le mien cent fois cent mille,
Et mille fois cent mille encor. »
- « Ami, dit le doublon, salut et déférence
À ta valeur de par la loi !
Je cède, et ne saurais entrer en concurrence
Avec un trésor tel que toi ;
Mais il est entre nous quelque autre différence...
Ma valeur est dans mon aloi. »
- « Ton aloi ? préjugé gothique !
Distinction des rangs, que messieurs des métaux
Ont perdue, à jamais, sous le niveau civique !
Le papier d'Annonay, les lingots du Mexique,
Naissent frères et sont égaux. »
Comme il parlait encor, citoyen Rafle approche,
Et, ployant l'orateur, l'empoche.
Citoyen Rafle était fournisseur-bonne-main,
Qui s'en allait chez le voisin
Marchander fort joli parterre.
Marché fait, l'assignat est le prix du jardin.
On le déploie. Il se croit dans sa terre.
« Oh, dit-il, se gonflant soudain
D'orgueil, plus encore de joie,
Attendez un peu ! que je voie.
Ma foi, charmant séjour ! douces fleurs, doux gazons,
Petit vivier, petits poissons,
Pont chinois, aubépine au bout de cette haie,
Charmilles... de haute futaie,
Ruisselet bordé d'arbrisseaux,
Jets d'eau, coteaux, petits berceaux,
Sans oublier petits oiseaux,
Tout cela c'est mon prix, c'est de moi qu'on le paie !
Tout ce qu'on voit ici n'est rien que ma monnaie !
Oh ! donc, si vous valez autant que nous valons,
Messieurs les ci-devants, formez vos bataillons ;
Coalisez-vous tous, et m'attaquez en piles,
Ducats, roubles, florins, carolus et doublons !
Phalange de Xercès, voici mes Thermopyles :
On verra si nous reculons ! »
« Français ! que vos aïeux étaient donc imbéciles
De se laisser conter que l'image des rois
Donnait au cuivre, à l'or, souvent léger de poids,
Le privilège oligarchique
De représenter seuls la fortune publique !
Et pourquoi, s'il vous plaît, cet oubli de nos droits ?
Pourquoi ? pour ces belles chimères
Et de titre et d'aloi, qu'ils font sonner encor.
Oh ! l'on est bien guéri de ces erreurs grossières !
La monnaie en plein vent croît dans les chènevières !
Didot, en majuscule, imprime le trésor !...
Et voilà ce que peut le progrès des lumières !
Depuis ce beau discours, maint décret ajoutant
À nos pistoles nominales,
A grossi sans mesure, et sans argent comptant,
Ce trésor imprimé, léger représentant
Des richesses nationales.
Notre riche assignat s'est appauvri d'autant.
Il baisse à la décade, au jour, à la minute,
Et se croit au zénith de sa valeur sans fin.
Quand on eut la faveur, c'est au bruit de sa chute
Qu'on s'aperçoit de son déclin.
Notre assignat l'apprit un beau matin.
Comment donc ? direz-vous. Comment ? à la toilette
De Florville, qu'on coifse à la Caracalla.
Florville, en souriant, lit son titre, et le jette,
Disant au coiffeur : prends cela.
Le coiffeur tend la main. « Holà!
C'est méprise, toupet ;... c'est démence complète.
Ouais ! dix mille francs pour une barbe faite !
Pour des cheveux bouclés, dix mille francs ! Voilà
Ce que gagne un jeune homme à se friser la tête !
Il est fou. Je te crois un garçon trop honnête
Pour abuser de son malheur.
Dix mille francs, bon Dieu ! dix coups de peigne ! Arrête !
C'est le prix d'un mouchard, autrefois grand seigneur !
C'est le jardin d'un fournisseur !
C'est le schall d'une actrice après mainte conquête !
C'est !... » Par l'ordre du jour écartant sa requête,
De prompts ciseaux coupent en deux
Notre ex-dix-mille-francs, qui, sur de blonds cheveux,
Serré du fer qui tord, et du doigt qui frisotte,
Commence à se douter de sa juste valeur...
Hélas ! ce n'était point pour payer le coiffeur,
Mais pour faire une papillote.
Dieux fétiches du peuple, idoles des soldats,
Grands pontises de la couronne,
Vous tous qui vous croyez la valeur qu'on vous donne,
Souvenez-vous des assignats.