Le Baron et le Manant Remacle Maréchal (1796 - 1871)

Comme, un jour, étant seul assis au coin du feu,
Je rêvais par hasard à mainte vieille histoire
Que me contait grand'mère autrefois - Le bon Dieu
Ait mis la chère âme en sa gloire !
- Il me revint à la mémoire
Un petit dialogue, à propos de bonheur,
Entre un manant et son seigneur.
Dans mon idée, il vaut un livre de maximes ;
Le voici ; je l'ai mis en rimes :
De mon avis puisse être le lecteur.

« Bonjour, Pierre. -Monsieur le baron, j'ai l'honneur...
-Assez, mets ton chapeau. Sais-tu, ne te déplaise,
Que je n'ai qu'à te voir ainsi de bonne humeur,
Pour être aussitôt de mauvaise.
J'en suis fâché, monsieur. - (Bas) C'est bien d'un sans-souci
L'air paisible ! (Haut) Toujours gai, content ! - Dieu merci
Qu'il fasse un beau soleil ou que tombe la pluie,
Sachant que ce n'est pas à moi qu'il appartient
De gouverner le temps, je le prends comme il vient,
Et jamais, partant, ne m'ennuie.
- Ah ! Pierre, heureux est ton destin !
Sur mon duvet moelleux, d'une oreille jalouse,
Pour ton rude labeur je t'entends le matin,
Dès quatre heures, passer fredonnant un refrain ;
Tu fredonnes encore en repassant à douze...
- C'est l'heure du dîner ; les richards, n'est- ce pas,
Dînent à quatre ou cinq ?
- Et quel est le repas
Que tu vas trouver, Pierre ? - Apprêté par l'épouse
Que préféra mon cœur,
Un potage frugal m'attend pour tous services,
Dont, à défaut de vos épices,
L'appétit et la bonne humeur
Font la saveur.
- Appétit ! gaîté ! quel bonheur !...
Moi qui de mets exquis, chaque jour, vois ma table
Fumer de l'un à l'autre bout,
Morbleu, combien de fois, trouvant tout détestable,
En maugréant, je donne au diable
La cuisinière et le ragoût !
Entre nous, la baronne est belle autant qu'aimable,
Et pour elle (chose incroyable !)
Chaque jour s'accroît mon dégoût.
C'est drôle ! L'an passé, tu perdis une fille ;
De toutes celles d'alentour
Sans contredit la plus gentille ;
Tu l'aimais du plus tendre amour,
Je le sais, et pourtant l'on a vu de tes larmes,
Malgré ta tendresse et ses charmes,
Tarir la source au second jour ;
Moi (sans confusion, te l'avoûrai- je, Pierre ?),
Un pinson trouvé mort au fond de ma volière,
Rien que cela, c'est déjà trop
Pour me rendre brutal, morose ;
Un mois durant personne n'ose
M'adresser le plus traître mot.
Tiens, pour vous chagriner il faut si peu de chose !
- Un rien m'abat ou m'indispose.
Hélas ! tout au château conspire à m'égayer,
Et je bâille et m'ennuie au sein des jouissances
Jusqu'à t'envier ces souffrances
Dont ton humeur badine a l'air de se jouer.
Dois-je à jamais traîner ma chaîne ?
Oh ! de grâce, apprends-moi ton secret...- Le voilà ! »
Et du doigt l'heureux Pierre indiquait, près de là,
Une croix au tronc d'un vieux chêne.

Peut-être on pensera que l'affligé baron
S'empressa d'adopter ce moyen ; mon Dieu, non :
Tenant pour rêverie un bonheur si facile
(Il était philosophe et d'un profond savoir),
Plus morose qu'avant, de son noble manoir
Il reprit le chemin, se disant : « L'imbécile ! »

Livre I, fable 14




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