Le Gentilhomme et le Manant Fables du bonhomme de la Vallée du Perche (XIXème)

Les titres, la noblesse,
Ornant de solides vertus,
Je n'ai point répugnance à dire Votre Altesse
A ceux que de ces dons le ciel a revêtus.
Loin de moi ces doctrines
Qu'esprits pervers, sur des ruines,
Exposent aux regards
Du peuple armé sur les remparts
Où mécontent il attaque
Ce qui s'oppose à son ambition !
Le maniaque
Hier adorait l'objet de son aversion...
Tout chez lui n'est que caprice ;
Chez ses mentors c'est artifice:
Ils se sont dit : a Au nom du peuple, allons!
Usurpons les honneurs : pour réussir, trompons ! »
S'ils étaient écoutés, que deviendraient la France,
Ses gloires, ses enfants ?
Où retrouver les cœurs compatissant ?
Qui protégerait l'innocence?
Qui calmerait de l'indigence
La faim et les tourments ?
Les novateurs, le hideux égoïsme,
L'infernal scepticisme
Comprendront-ils les douleurs?
Jamais...,. De ces spéculateurs
Peuple, crains la victoire...
J'entends le bruit des fers
Dont tu serais chargé ; lors il te faudrait boire
Le poison distillé par des maîtres pervers...
Je sais, depuis longtemps, quelle voix sous le chaume
Peut consoler l'orphelin éploré,
Et quelle main verse le baume
Dans plus d'un cœur par le mal ulcéré.
Et comment l'ignorer, quand j'ai suivi les traces
De l'ange qui portait des secours efficaces,
En fuyant l'indiscret regard,
Sous le toit de la veuve au chevet du vieillard !
C'était la noble châtelaine
Qui remettait la dîme des plaisirs
Aux pauvres gens, voisins de son domaine:
Bientôt les ris succédaient aux soupirs.
Avec bonheur je rends ce témoignage ;
D'ici je crois entrevoir le bocage
Où, spectateur, je comptais,
Chaque jour, de nouveaux bienfaits.
Noble duc, depuis lors j'ai pu juger les hommes»...
Dis : nos aïeux étaient ce que nous sommes.
C'est vrai; vous n'êtes point des fils dégénérés.
Quels changements pourtant parmi nous opérés!
Mais tout ne périt pas. Lorsque l'hiver enchaîne
Roses et lis dans nos bosquets,
Lorsque des vents la froide haleine
Dessèche et noircit nos guérets ;
Sur le tombeau de la nature
Où penche la dernière fleur,
Un sentiment survit et dure ;
C'est la mémoire du cœur.
Aujourd'hui je viens donc, sans crainte
De me voir mal compris,
Contre un cœur dur te porter plainte
D'avance à mon but tu souscris.

Un gentilhomme de province
Vivait en ladre ; et les vassaux
De cette ombre de prince
De plus étaient lésés par d'autres hobereaux
Qui prélevaient la dîme
Sur un terrain peu fécond :
Las! c'était un abîme
Sans fond
Où le pauvre mercenaire
Voyait s'engloutir, chaque jour,
Ses sueurs et son salaire,
Bref, tous les fruits de son labour.
Je ne puis compter les victimes
Et les crimes
De ces cœurs sans pitié , sans honneur, sans amour.
Dans le village
Demeurait un manant,
Père d'un seul enfant,
Et fidèle à payer tribut du vasselage.
Le gentilhomme, un jour, chez lui le fait venir:
Le pauvre homme est dans l'épouvante...
« Allons ! monsieur s'impatiente,
Dit le valet; hâtez-vous d'obéir.
— Tu tardes bien, vassal! prend d'un ton de colère
Le seigneur orgueilleux :
Je serai désormais pour ces gens plus sévère ;
De leurs devoirs ils seraient oublieux!
Ecoule : j'ai besoin de deux mille pistoles :
Je sais qu'en dépenses folles
Tu ne dissipes point tes riches revenus.
— Mais, seigneur,.. — Ces manants paraissent ingénus!
Sans tarder, va me trouver cette somme.
— Voulez-vous qu'un pauvre homme
Qui cultive, sans fruit, vos arides vallons,
Ait tant d'argent? — Fais tondre tes moutons.
— Vous le savez, sur la fin de l'année,
Pour satisfaire à mes engagements,
Je les vendis; la somme fut donnée
À messieurs vos intendants.
— Mais, tu railles, je crois! Il s'agit d'autre chose :
Sur mes coteaux tu fais de gros profits.
— L'hiver a tout gelé...— Manant, vends donc ton fils.
— Vendre mon fils ! Un père me propose
Un tel forfait ! plutôt mourir...
Quoi! m'enlever l'appui de ma vieillesse !
Oh! non; je saurai tout souffrir !
Une puissance vengeresse
Un jour vous fera sentir
Votre crime et votre injustice.
Parlez, et je marche au supplice... >»
Le lendemain, détaché d'un poteau,
Le villageois descendait au tombeau.
A quelque temps de là, castel et métairie
Et d'autres bâtiments, biens de la seigneurie,
Sont en feu.
Le fermier n'était plus : son fils en autre lieu
Fuyait la vengeance
Qui menaçait son innocence.
Tout fut perdu par défaut de secours.
Le noble, sous le chaume, a terminé ses jours.

Rendons heureux notre entourage ;
Par des bienfaits gagnons des cœurs amis:
Nous mériterons leur hommage,
Nous les verrons fidèles et soumis.

Livre II, fable 1




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