Un vieux fermier, nommé Basile,
Possédait un verger, délicieux asile,
Qui, pour le réjouir, attirait mille oiseaux
Et lui donnait des fruits aussi nombreux que beaux.
Si j'ai bien retenu, c'était dans la Hesbaye.
Or, à l'époqne où les rameaux
Sont si chargés parfois qu'il faut qu'on les étaie,
On sait que, pour garer son bien
Des amateurs du fruit que l'on mange pour rien,
Le tout n'est pas de planter une haie.
Ce point intéressant au vieillard n'échappait ;
Et, pour mieux tenir en respect
La gent nuitamment vagabonde,
Il payait deux voisins au bras ferme, à l'œil sûr,
Qui, de fusils armés, tant qu'il faisait obscur,
Battaient tout l'enclos à la ronde.
Souvent l'amour de l'or s'accroît avec les ans :
Déjà, depuis assez longtemps,
Le vieux cultivateur avait la fantaisie
De viser à l'économie.
Un jour ou plutôt une nuit
Qu'il venait, pour dormir, de gagner son réduit
Avec sa vieille ménagère
(C'est l'heure où l'on devise, entre époux, d'ordinaire),
Légèrement du coude il la poussa,
Puis en ces mots il lui parla :
<< Dis donc, femme, est-ce que nous sommes
Des aveugles ou bien des fous
De payer, tous les ans, deux hommes
Pour garder du verger les poires et les pommes,
Chaque nuit à chacun dix sous ?
Donc vingt sous par nuit ; donc, en somme,
A débourser du nôtre environ huit écus,
Pour un mois qu'ils ont, tout au plus,
A se priver pour nous du somme ;
Sans compter tous les pains, tous les morceaux de lard
Qu'il faut qu'à leurs femmes l'on donne,
Et mainte harde, encore belle et bonne,
Pour couvrir tantôt l'un, tantôt l'autre moutard ;
Alors que nous pouvons, sans qu'il nous coûte un liard,
Exiger de nos fils Melchior et Gaspard
Ce petit surcroît de service...
Dès demain, je prétends qu'un tel abus finisse. »
Là-dessus s'endort le vieillard.
Le lendemain matin, à son projet fidèle,
D'un ton ferme à ses fils il annonça son plan.
Déguisant leur dépit, ceux-ci firent semblant
D'accepter la tâche nouvelle
Qu'on venait de leur imposer ;
Puis ensemble ils se retirèrent
Dans le fenil pour en causer,
Et là de bien bon cœur à leur aise enragèrent.
On conçoit que les gars, après avoir conduit
Pendant tout le jour la charrue,
N'étaient guère tentés d'aller toute la nuit
Faire au verger le pied de grue ;
Et comme l'un avait vingt ans, l'autre dix-huit,
Et partant chacun sa maîtresse,
Marchandise d'une autre espèce
Pour d'autres amateurs fort friande, il s'ensuit
Qu'à l'heure où le papa ronflait sur sa couchette,
Nos jeunes gaillards en cachette
Veillaient à leurs amours bien plus souvent qu'au fruit.
Qu'arriva-t-il ? Ces coquins d'hommes
Qu'on nomme maraudeurs vinrent à petit bruit
Piller les poires et les pommes.
Mes chers concitoyens, ceci s'applique à vous.
Dans ces temps orageux, par un bonheur insigne,
Paix, travail, libertés, tout abonde chez nous :
Pour veiller à ces fruits qui font tant de jaloux,
Payons, payons la solde à la troupe de ligne ;
Sans trop présumer, suivant moi,
Des beaux fils que, dimanche, on voit au quai d'Avroi
(Quandils n'ont, pourmanquer, migraine ni catarrhe),
Défiler à grand bruit de tambour, de fanfare.
Qu'on me passe l'aveu : j'ai peine à m'y fier.
Payons, mes amis, sinon gare
Le mécompte du vieux fermier !
En 1848, lors de la discussion du budget de la guerre, on proposait, entre
autres mesures économiques, de licencier l'armée et de confier exclusivement à la
garde civique la défense du pays . Cette boutade me fournit le sujet des Veilleurs.