Le Nombre treize Remacle Maréchal (1796 - 1871)

Avec tous ses amis un fermier hesbignon
S'apprêtait a fêter dignement son patron ;
C'était, je ne sais trop, saint Capraise ou saint Biaise :
Au bon pays liégeois, cet usage est commun.
Des heureux conviés le front rayonnait d'aise ;
Il fallait surtout en voir un
Gonfler son large nez pour humer le parfum
Du succulent gigot qui cuisait à la braise.
Aussi les mots si doux : « Alerte, on va servir ! »
A peine se sont fait ouïr,
Que l'affamé déjà s'est nanti de sa chaise
Pour se caser au mieux ; mais ne voilà-t-il pas
Qu'à ce beau moment le Nicaise :
« Dieu ! s'est-il dit, nous sommes treize !
Et si je dîne il aviendra
Qu'avant l'an révolu quelqu'un de nous mourra !
Peut-être moi, qui sait... » —Lors, d'un ton lamenta-
Las ! fait-il, me sentant tout-à- coupdérangé, [ ble :
Bien à regret, messieurs, je dois quitter la table :
Pardonnez. » - Là-dessus, à jeun le pauvre diable
De ses douze amis prend congé.

On rira du bonhomme et de son préjugé :
Plus risible cent fois me paraît la folie
De tant d'ambitieux qui, toujours inquiets,
Aforce de désirs, de calculs, de projets,
S'ôtent comme exprès toute envie
De venir avec nous prendre leur place autour
De ce joyeux festin qu'on appelle la vie ;
Et, sourds au glas plaintif qui de loin, chaque jour,
Comme une voix du ciel à jouir les convie,
Quittent à jeun la table, hélas ! et sans retour.

Livre I, fable 7




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