Une malheureuse corneille
A peine éclose de la veille
Avait perdu sa mère : un généreux vautour,
Avec une tendresse à nulle autre pareille,
Lui prodiguait ses soins et venait chaque jour
Lui fournir une ample pâture.
« Combien est bon l'auteur de la nature !
Dit un dervis : à ce débile oiseau
Par un vautour il fait donner la nourriture :
Sa main nourrit aussi le pauvre vermisseau.
Et doutant de la providence
De ce Dieu bienfaisant, l'homme par ses travaux
Veut assurer sa subsistance,
Tandis que, dans un doux repos,
Il ne devrait songer qu'à l'éternelle vie !
Bien loin de partager cette aveugle folie,
Je fais donc le vœu solennel
De ne m'occuper que du ciel.
Dans une inaction complète
Je veux passer mes jours. » A ce pieux dessein
L'inanition eût mis fin,
Si des vrais croyants le prophète
Ne fut venu sauver son pauvre serviteur.
« Sans doute, lui dit-il, pour conserver ta vie,
Allah peut t'envoyer un corbeau protecteur,
Comme il le fit jadis pour le prophète Élie ;
Car rien n'est impossible au divin créateur.
Mais l'éternel auteur des mondes
A ses desseins, dans sa bonté,
Fait servir les causes secondes.
Il veut que de l'honneur, de la prospérité
Un travail constant soit le père,
Et que la molle oisiveté
N'engendre que honte et misère. »
A cet avis du ciel notre bon solitaire
Se montrant désormais soumis,
Par d'utiles travaux honora sa carrière.
Ne me demandez pas si de ce saint dervis
Les exemples furent suivis,
Si l'on vit toujours ses confrères,
Comme lui, continents, pieux,
Charitables, laborieux :
Ce ne sont pas là mes affaires.