Non loin de l'antique Argovie,
Paissait tranquillement, dans la même prairie,
De bœufs et de moutons un superbe troupeau,
Quand par malheur la discorde ennemie
Sur eux secouant son flambeau,
Vint troubler le repos de cette heureuse vie.
Des paisibles moutons les bœufs présomptueux
Voulurent exiger de serviles hommages :
Partout ils prétendaient avoir le pas sur eux,
Et leur interdisaient tels et tels pâturages.
Mais l'abus de l'autorité
Dans les plus faibles cœurs ranime le courage.
Un vieux bélier poussa le cri de liberté.
Quoi ! dit-il, serions-nous victime de la rage
De ces cruels tyrans ? Ils sont plus vigoureux,
J'en conviens ; mais aussi nous sommes plus nombreux,
Et puis, nous aurons, mes chers frères,
Dans nos chiens vigilants de forts auxiliaires. »
A ce discours les auditeurs
Répondent tous par de vives clameurs :
Sur les bœufs on se précipite.
Ceux-ci, de leurs cornes frappant,
Auraient sans peine mis en fuite
Le timide troupeau, si les chiens survenant
N'avaient fait pencher la balance.
On combat avec violence,
Et de leur sang les malheureux
Ont arrosé, dans leur furie,
Cette plaine riche et fleurie,
Jadis théâtre de leurs jeux.
De ces tristes débats les loups seuls profitèrent.
Sortant de leur retraite en foule ils se jetèrent
Sur les aveugles combattants,
Avec une féroce joie,
Et de leurs membres palpitants
Ils firent une horrible proie.
Bref, tous allaient périr. Entre les deux partis
Heureusement une vieille brebis
Vint se porter médiatrice :
Elle leur fit sentir quel affreux précipice
Ils creusaient sous leurs pas. A ses sages avis
On se rendit ; les discordes cessèrent :
Plus de combats, plus de dissensions.
A leurs folles prétentions
Les bœufs prudemment renoncèrent.
De leur côté les moutons confessèrent
Que bien souvent les bœufs s'étaient montrés pour eux
Des protecteurs zélés et courageux.
Enfin, bœufs, moutons, chiens, tendrement s'embrassèrent.
Bientôt les efforts réunis
De ce peuple d'amis, de frères,
Eurent forcé leurs lâches ennemis
A regagner promptement leurs tanières :
Et ce lieu fortuné redevint pour jamais
L'asile de l'amour, du bonheur, de la paix.