Je ne me souviens plus dans quels lointains parages
Aux naturels presque sauvages
D'Europe un marin apporta
Un coq, des poulets, une poule :
Il va sans dire que la foule
Sur ses pas se précipita.
Le peuple fut toujours porté de sa nature
A vanter les objets nouveaux :
On admira ces beaux, ces élégants oiseaux,
Surtout du coq la superbe encolure.
La surprise n'eut plus ni bornes ni mesure,
Quand notre homme annonça que les poules pondraient
De gros œufs, qui procureraient
Une excellente nourriture :
De toutes parts s'élève un doux murmure.
Mais il arriva par malheur
Que le rustique voyageur,
Élevé dans une bicoque,
De Beauvilliers n'avait pas le talent :
Je dirai plus, cet ignorant
Ne connaissait que les œufs à la coque.
D'abord on les trouva très-bons, très-succulents
Toutefois après quelque temps,
Les gens délicats commencèrent
A s'en lasser, et murmurèrent
Contre ce mets grossier. Un esprit transcendant
Les fit durcir : puis successivement
Vinrent les œufs au plat, puis la fine omelette,
Les œufs brouillés, les œufs à la poulette,
Puis les œufs à la tripe : un autre plus malin
Inventa les œufs au gratin.
Dans une joyeuse assemblée
De gastronomes consommés,
Un cuisinier habile et des plus renommés
Fit savourer enfin l'omelette soufflée :
Tant on marchait de progrès en progrès.
On aurait dû de leurs nombreux bienfaits
Remercier les poules ; mais les hommes
Sont ingrats et cruels. De friands gastronomes
Découvrirent un jour que la chair des poulets
Pourrait offrir un délicieux mets.
On ne recula pas devant le crime,
Et le poulet, innocente victime,
Vint délecter leurs avides palais.
On alla plus loin ; la cuisine
A, comme tous les arts, ses Keplers, ses Newton :
Un cuisinier, bravant la justice divine,
Inventa le secret d'engraisser les chapons,
Et le monstre bientôt, comme un sanglant trophée,
Dans un splendide et somptueux festin,
Digne des Lucullus du beau quartier d'Antin,
Offrit aux yeux charmés la poularde truffée.
« De ces œufs à la coque, autrefois si fameux,
Disait-il d'un ton orgueilleux,
Nous voilà loin : et puis vantez-moi le génie
Du merveilleux auteur de ce mets savoureux. ! »
« Ne craignez pas que je le nie,
Reprit un sage : on doit à votre art, à vos soins,
Des mets délicats ; mais du moins,
Convenez, ingrats que vous êtes,
Que vous n'auriez ni chapons au gros sel,
Ni poulets fricassés, ni même d'omelettes,
Side s pays lointains ce bienfaisant mortel
Ne vous avait amené des poulettes. »
Respect, reconnaissance à nos braves aïeux !
Sur eux en bien des points nous l'emportons sans doute ;
Mais si nous savons faire mieux,
C'est qu'ils nous ont frayé la route.