Au beau pays de Normandie,
Sur la pente d'une prairie
Que bordait le chemin de fer,
Un jeune veau, le nez en l'air,
Ecarquillait les yeux, stupéfait, immobile,
En voyant passer à la file,
Sans savair comment ni pourquoi,
Un interminable convoi !
- Mais quelle est donc cette merveille,
Dit-il enfin
A son voisin,
Un grand bœuf roux du Cotentin ?
Je n'avais jamais vu de voiture pareille.
Le grand char, couronné de foin,
Que vous traînez le soir, en rentrant à l'étable,
Me semblait vraiment admirable ;
Mais voilà qui vaut mieux, et qui va bien plus loin.
- Trop loin ! répondit l'autre bête,
Gravement, en hochant la tête.
Pour moi, je serais bien surpris
Si ce train n'allait à Paris,
Dans un certain quartier qu'on nomme la Fillette.
Par la portière des wagons,
Tous ces bœufs qui passent la tête,
Ce sont nos pauvres compagnons.
Crois-tu qu'ils aillent à la fête ?
Les hommes ont toujours fait métier de bourreau.
Ils nous ont de tout temps décimés, mais sur place.
En l'honneur de leurs Dieux, les prêtres, sotte race,
Nous faisaient à l'autel périr sous le couteau,
Choisissant avec soin les plus gras, les plus beaux.
Les autres vieillissaient aux rustiques travaux.
Maintenant on nous tue en masse !
Plus de temples ! Des abattoirs
Qu'un flot de sang toujours arrose.
On nous y mène tous, jeunes, vieux, blancs ou noirs,
Mais sans nous couronner de rose !
Et voilà le triste chemin
Que nous prendrons tous : moi, demain,
Et vous après, à tour de rôle,
Pour la broche ou la casserole.
Infatigable est l'appétit
De l'ogre qui nous engloutit,
Mais il n'a plus besoin de bottes de sept lieues.
Perçant les monts, sautant les vaux,
Enjambant les profondes eaux,
Les étangs verts et les mers bleues,
Une ogresse nouvelle explore tous les coins,
Pour assouvir tant de besoins.
C'est elle qui déroule au travers de la plaine
Cet immense ruban et de fer et de feu,
Où glisse, en un tourbillon bleu,
Le monstre ailé qui nous emmène.
Adieu les coins ombreux, le pacage écarté,
Où nous paissions du moins avec tranquillité.
Plus cruelle que les Furies,
La vapeur vient nous prendre au sein de nos prairies
Et nous emporte aux boucheries.
Le bonheur des humains, leurs merveilleux progrès,
Sont faits de nos malheurs : nous en payons les frais.