Pourquoi toujours rêver dignités et puissance,
Fortune et jouissance ?
Rêver rend donc heureux ?
Quelquefois : mais celui qui se creuse la tête
Pour avoir un ruban, un hochet fastueux,
Voit-il les cieux
Le menacer de la tempête ?
Moi, j'ai connu tant de triomphateurs,
Entourés de flatteurs,
Et des peuples l'idole,
Ne monter au Capitole
Que pour prendre le chemin
De la roche Tarpéienne,
Que j'aime mieux, tranquille pèlerin,
Boire au bassin
De la fontaine d'Hippocrène,
Que m'assoir au festin
Des puissants de la terre.
L'herbe des champs ne craint pas le tonnerre
Qui brise la cime du pin.
Plaignons les insensés qui rêvent de la gloire
Sans penser au lendemain ;
Car j'ai mémoire
D'un fait récent et certain.

Loin de la cour et de sa perfidie,
Deux boeufs, dans un enclos de basse Normandie,
Ruminaient
Et dormaient
A leur aise.
Mais aux jours des frimas, conduits par maître Biaise,
A l'étable ils rentraient,
Et là, comme au pacage,
One ne manquaient
D'un savoureux fourrage.
Poussé par les chasseurs, un superbe dix-cors
Vient se blottir près des deux frères.
Quand tout parut calmé (bêtes ne sont pas fières),
L'on parla de la ville. Alors
Le cerf, petit politique,
Mille contes fabrique,
Fait statistique
De la chose publique
En riantes couleurs.
Malgré tant d'erreurs,
La gent qui rumine
Se chagrine
En se voyant loin des honneurs.
«Regardez! disaient-ils ; l'illustre Bucéphale,
S'il n'eût connu que les champs et les monts,
Fût demeuré serviteur des larrons.
Que n'allons-nous vivre à la capitale ?
— Vous y serez admis,
Dit le cerf; j'ai des amis
Qui vous y feront fête. »
Aussitôt chacun apprête
Son modeste paquet
Pour le trajet,
Voici donc nos gaillards en roule;
Et bien vite j'ajoute
Que, le second jour, nos amis
Arrivèrent à Saint-Denis.
Les compagnons n'avaient ni contrebande,
Ni fins brocarts, passibles de l'amende:
Toutefois les sondeurs,
Selon l'usage,
Fouillent les voyageurs,
En réclamant le péage.
Nos bœufs, partis sans argent,
N'avaient ni sou ni maille.
«Mes amis, je vous baille
De l'or comptant,
Dit un garçon à face rubiconde ;
J'aime obliger le pauvre monde :
Venez donc coucher chez moi.
Si vous voulez, je vous procure emploi,
Honneur et gloire,
Et sur le char de la Victoire
Vous monterez! Un roi
M'est demandé pour une fête.
Qui veut couronne sur sa tête ?
— Moi ! — Moi ! — Moi !
— Je n'en ai qu'une ;
Un diadème est chose peu commune:
Nous allons voir... Pour toi,
Monsieur le cerf, tu peux porter tes cornes
A quelque coutelier;
Ton ambition est sans bornes!
Moi qui peso les gens, prendrai-jc le dernier
En poids? Pour vous, nos nobles frères,
Yous êtes des compères
De bon aloi.
Placez-vous donc sur la bascule;
C'est fait... Vous, monseigneur, recevez la cédule,
Vous pesez fort ; vous êtes roi.»
Or, le bœuf refusé retournait au pacage,
Pleurant tout haut et faisant rage.
«Consolez-vous, maître sot:
Voyez! votre frère Jeannot,
Par la ville on le promène,
Chez les ministres, à la cour,
Chez les savants et les hommes du jour :
La gent parisienne
Flatte le roi phénomène...
Entendes-voua glapir, là-bas,
Des gamins joyeuse cohorte?
Bravo! bravo! c'est le bœuf gras !
— Le bœuf gras ! — Oui; je vous exhorte
A détourner les yeux, car j'aperçois l'escorte
Du pesant roi le conduire à la porte
De l'abattoir. »
Tels sont, souvent, de celui que l'on prône,
Et le trôné
Et l'espoir.

Livre I, fable 6




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