Les Chants de l'âge d'or Victorin Fabre (1785 - 1831)

Il fut, dit-on, un siècle où le jeune univers,
N'ayant, on le voit bien, que les goûts de l'enfance,
Aima la liberté, la paix et les bons vers.
Puis, qu'on nous vienne encor nier son innocence !
Oh ! qu'innocent fut-il, si de l'or et des fers
Il ne sut pas prévoir la prochaine alliance,
Et nomma siècle d'or ses jours d'indépendance !
En ces jours peu connus, tous les mortels... j'entends
Tous les êtres divers dont le commun partage
Est la mort, que la vie amène en peu de temps,
Avec même candeur, ayant même langage,
Se parlaient sans le trucheman¹
Du Phrygien Ésope ou de l'Hindou Lockman.
Aucun n'était encore animal de dommage
Le vautour au pigeon ne causait point d'effroi ;
L'oie, aux yeux du renard, ne pondait que pour soi ;
Le tigre ignorait le carnage,
Et le lion n'était pas roi.
L'homme même, eh ! que puis-je ajouter davantage ?
L'homme, ignorant comme eux l'injustice et l'outrage,
Donnait, à leur exemple, un démenti formel
À la fraternité de Caïn et d'Abel.
Gens heureux ! que d'amours en leurs grottes secrètes !
Que de jeux innocents à l'ombre des vergers !
Que d'innocents combats livrés par des musettes !
Tous les bergers étaient poètes,
Tous les loups à demi-bergers.

Un jour, donc, deux rivaux, dont la voix pastorale
Égalait en douceur la flûte du Ménale
(J'appelle l'un Sylvandre, et l'autre Lycidas),
Chantaient, l'un sa Phillis, l'autre son Amarille.
Je redirai leurs chants ; mais vous verrez plus bas
Combien j'ai dû gâter le charme de leur style *

LYCIDAS
As-tu vu se poser le rayon du matin
Sur un lis qu'en naissant le matin fit éclore ?

SYLVANDRE
As- tu vu se jouer sur les pleurs de l'aurore
Des premiers feux du jour le sourire incertain ?

LYCIDAS
Un regard d'Amarille est plus brillant encore.

SYLVANDRE
Un coup d'œil de Phillis plus doux et plus serein.

LYCIDAS
A l'aspect d'Amarille, un cœur longtemps sauvage,
Même avant d'y penser, s'ouvre aux tendres amours.

SYLVANDRE
Quand on aime Phillis on y pense toujours ;
Chaque fois qu'on y pense on l'aime davantage.

LYCIDAS
Quiconque d'Amarille a pu s'entretenir Trouve un charme aux douleurs dont son âme est blessée.

SYLVANDRE
Celui qui de Phillis occupe sa pensée
De tout autre bonheur perdra le souvenir.

LYCIDAS
Écoute ce ruisseau dont la voix fugitive
Répète en murmurant : Je parfume la rive.
Ruisseau, qui t'a donné tes suaves odeurs ?
Les roses ? Non, dit-il, ce ne sont pas les roses.
L'autre jour, Amarille, à l'heure des chaleurs,
Effleura mon cristal de ses lèvres mi-closes :
Mes flots, depuis ce jour, ont l'haleine des fleurs.

SYLVANDRE
Regarde sur ce myrte, au bout de cette allée,
La mouche d'un or pur et de pourpre étailée.
Mouche, qui t'a donné tes brillantes couleurs ?
Le soleil ? Non, dit-elle ; au sein de la vallée,
Sur mes plus humbles sœurs, cet astre radieux
Brille comme sur moi : j'étais noire comme elles.
Mais un jour, de Phillis je contemplais les yeux :
Elle laissa sur moi tomber leurs étincelles :
Depuis, la pourpre et l'or éclatent sur mes ailes.

LYCIDAS
Amarille est de glace à mes tendres ardeurs ;
Mais elle fuit Mæris... Serait- ce un doux présage ?
Est-ce faveur pour moi d'obtenir ses froideurs ?
Je ne sais ; mais en vain j'accuse ses rigueurs :
Je ne saurais souffrir qu'un rival les partage.

SYLVANDRE
C'est aux vœux de Phillis à régler mes souhaits :
Tout est plaisir pour moi dans ce qui peut lui plaire...
Mais s'il est un rival que son âme préfère,
Puissé-je lui cacher, déguisant mes regrets,
La cause de ma mort, pour quelle vive en paix !

LYCIDAS
Veut-on que j'expire sans peine ?
Que ma mort d'Amarille assure le bonheur.

SYLVANDRE
Que j'épargne à Phillis une heure de douleur,
Je consens... si je puis... de vivre avec sa haine.
De ces tendres rivaux tels furent les accords.
Jeunes et beaux pasteurs, dans la forêt prochaine,
Corydon et Tircis partageaient leurs transports.
« O regret ! disaient-ils, ô divines amantes,
Qui d'un charme céleste animez leurs concerts !
Ne faut-il vous connaître, hélas ! que par les vers
Qu'inspirent vos beautés charmantes ?
Mais ces chantres si purs, dont nous sommes jaloux,
Ces bergers, ces amants plus fortunés que nous,
Ces Daphnis dont la voix, qu'inspire votre image,
Enseigne aux nymphes du bocage
Des feux si délicats, des sentiments si doux,
Qui sont- ils ?... » A ces mots, entr'ouvrant le feuillage,
Ils regardent. - C'étaient deux loups.

Fable 44




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