Le Lion et la Fourmi Alexis Piron (1689 - 1773)

Les traits du sort ennemi
Et sa rigueur sans égale,
Avaient réduit la fourmi
Au malheur de la cigale :
Non que, pendant tout Tété,
La pauvrette n’eût été
Laborieuse et frugale.
Dans le creux d’un chêne, hélas !
Où se tenait son ménage,
Elle avait, prudente et sage,
De froment fait un amas,
Dans lequel, en économe,
Elle entrevoyait en somme
Deux ou trois cents mardis gras.
Mais un maudit vent d’automne
L’avait réduite à l’aumône,
En mettant cet arbre bas.
Grillon, son ami fidèle,
Souffrait de la voir souffrir.
Grillon, mon voisin, dit-elle,
Que dois-je faire ? mourir?
Nenni-dà, non, ma commère,
Repart le sensé grillon :
Bien fou qui se desespère.
Cervelle de papillon,
Ainsi donc tu dégénères
De la vertu de tes pères,
Tant vantés par Salomon!
A monseigneur le lion
Vas exposer ta misère.
Moi, j’oserais !. Pourquoi non?
Il est roi : donc il est père.
Tant moucherons qu’éléphans,
Sommes-nous pas ses enfans ? ,
L’astre, dont la face aimée
Retire tout du néant,
Le soleil, en se levant,
Luit-il pas pour le pygmée,
Ainsi que pour le géant ?
A la timide voisine,
Tant fut dit par le voisin,
Qu’elle se mit en chemin.
Elle trotte, elle trottine,
Fait tant qu’elle arrive enfin
Chez sa majesté lionne.
Restait d’oser l’aborder:
Et comment s’y hasarder?
La bestiole en frissonne.
Pour exposer un besoin
Toute âme honnête est poltronne,:
Un monde entoure le trône.
Elle s’y prend par un coin,
Et puis, à travers la foule,
Perce, glisse, vire, coule:
Qui rampe à la cour va loin.
Avant qu’on l’eût aperçue,
Elle fut aux pieds du roi:
Sire, ayez pitié de moi,
Lui dit-elle tout émue;
Je n’ai vivres, ni manoir,
Grain de blé, trou, ni geôle.
J’eus de tout : un fils d’Éole
M’ôte mon petit avoir,
Et l’hiver vient à sa suite.
Sire, de vous seul j’attends
De quoi vivre tout ce temps;
Et, si je suis éconduite,
J’ai vu mon dernier printemps.

Force et voix lors lui manquèrent,
Et les pleurs la suffoquèrent
Qui dit courageux, dit bon :
Le roi fut près d’en répandre ;
Achille a pleuré, dit-on :
Un lion peut être tendre,
Sans en être moins lion.
Sa supplique eut bonne chance :
Prompte et royale ordonnance
La laisse libre, à l’instant,
Des soins dont elle est pressée;
Ordonnance bien dressée
D’un boisseau de blé comptant;
Boisseau de fourmi s’entend ;
C’est-à-dire une pincée.
On ne peut moins, et pourtant
Jamais fourmi n’en eut tant :
Jamais, de chez le bon prince
Ne sortit présent si mince,
Ni malheureux si content.
A tel un pré vaut autant
Qu’à tel autre une province.

Grand roi, qu’il me soit permis
De prendre à vos pieds la place
Que le Jion, de sa grâce,
Laissa prendre à la fourmi !
Son même souci m’agite :
Elle parla : je l’imite ;
Et j’implore la bonté
Qui de votre majesté
Est la vertu favorite;
Vertu, des vertus l’élite ;
Vertu qui dans vos regards
Et dans votre cœur habite :
Précieuse à mille égards ;
Supérieure en mérite
A tous les hauts faits de Mars ,
Et rarement à leur suite.
Vous triomphez des deux parts :
La gloire n’est pas petite.
Rome avait bien des Césars,
Et n’a jamais eu qu’un Tite.





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