Le Ver à soie et la Taupe Alexis Rousset (1799 - 1885)

On croit la taupe aveugle. Erreur ! cet animal
Voit tout faux en plein jour : grande est la différence.
Hélas ! combien de gens, tranchant tant bien que mal,
Sont taupes par l'intelligence !

Un jour, hôtes d'un bois, divers amis causaient....
De mœurs, de formes différentes,
Chacun d'eux exaltait ses vertus éminentes ;
Dieu sait quel ramage ils faisaient.
Se lasse-t- on jamais de parler de soi-même ?
On y trouve un plaisir extrême.
On passa des vertus aux talents de chacun,
Nouveau point sur lequel on n'est guère plus sage :
C'était le moment opportun
De montrer chacun son ouvrage.
Le castor fit voir sa maison,L'abeille, une ruche admirable,
Et l'hirondelle, un nid qui, sans comparaison,
A tout autre était préférable :
C'était un succulent manger ;
Il était retenu par un prince étranger,
Pour être servi sur sa table...

Un ver à soie enfin vint, et modestement
Montra les fils dorés que son génie enlace.
Il en fit remarquer l'habile arrangement.
- Cela ne pourrait-il me valoir une place,
Osait-il demander aux artistes présents,
Parmi les ouvriers les plus adroits du temps ?
-
Parmi les plus adroits ! dit la taupe, qu'entends-je ?
Quoi ! mettre au premier rang cet ouvrier gascon
Pour un misérable cocon !
Quelle prétention étrange !
De pauvres fils ouvrés ! Une coque ! Ceci !
Je connais par millier de brunes ouvrières,
Chenilles aux humbles manières,
Qui tissent des cocons aussi.
Un vil cocon, le beau mystère !
Cher ami, franchement, il valait mieux vous taire. —
- Hélas ! dit l'habile ouvrier,
Nous le payons bien cher, ce funeste mérite
Que vous osez nous dénier :
Une barbare mort nous fait bien expier
Ce talent dénigré si vite.
Mille rivales, dites-vous,
Filent tout aussi bien que nous :
Les hommes vous diront quelle est la différence. -
-Après tout, j'ai parlé franchement- Rien de mieux ;
Mais, Taupe, pour juger il faudrait de bons yeux.

Tel voit bien la couleur, qui voit mal la nuance.

Livre III, fable 7




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