Homère et le Sourd Antoine Houdar de La Motte (1672 - 1731)

Noailles, toi, qui fais le métier de héros,
Comme on le savoit faire à Rome et dans l’Attique ;
Qui connais l’usage héroïque
De l’action et du repos,
Moderne Scipion, propre à faire un Terence :
Qui même dans les champs de mars,
Entretenais intelligence
Avec les nourrissons des arts ;
Couvert des lauriers dont Bellone
T’a couronné plus d’une fois,
Juge de ceux que je moissonne
Par mes poétiques exploits.
Un arbitre éclairé malaisément se trouve ;
Tout lecteur ne m’est pas un juge compétent.
Dans ce siècle hardi (quelquefois je l’éprouve)
Soit que l’on blâme ou qu’on approuve,
On décide plus qu’on n’entend.

Le chantre d’Achille et des rats,
Guindé sur des tréteaux dans une grande place,
Récitait à la populace
Les sottises des dieux, et les sanglants combats.
Il avait là son tableau, sa baguette ;
Montrait tous ses héros, les nommait par leur nom :
Celui-ci, c’est Ajax ; cet autre Agamemnon ;
Puis il chantait leurs faits : la scène était complète,
Tout en était jusques au violon.
Le peuple oisif autour de lui s’empresse ;
De ses mots composés admire le beau son ;
Chacun faisait voler le mouchoir et la pièce ;
Le chantre renvoyait et mouchoir et chanson.
On sonne là-dessus le marché du poisson.
Tout déserte ; il reste un seul homme.
Homère court à lui, le nomme
Favori d’Apollon ; l’embrasse tendrement.
Au poisson, lui dit-il, tout court avidement ;
L’heure du marché sonne ; au diable qui demeure !
L’auditeur était sourd : que dites-vous de l’heure ?
Le marché sonne en vain, dit le chantre criant,
Il sonne ? Adieu, dit l’autre ; en vous remerciant.

Du grand effet de nos ouvrages
Nous nous applaudissons toujours.
De tels et tels nous vantons les suffrages ;
Et souvent tels et tels sont sourds.

Livre V, fable 5






Commentaires