L'Âne gourmand Antoine Le Bailly (1756 - 1832)

Avant de quitter sa maison
Pour s'en aller au loin régler certaine affaire,
Un meunier dans un clos mît paître son grison.
-Çà, dit-il, je m'absente une semaine entière.
Il est bon de t'en avertir :
Grave-le bien dans ta mémoire.
Congé durant ce temps. Tu peux te divertir.
Je te laisse à souhait de quoi manger et boire :
Ici, trèfle, sainfoin ; là, tout près, un ruisseau
Qui t'abreuvera de son onde.
Souviens-toi seulement que ta part à la ronde
Ne doit point excéder la longueur du cordeau
Qui te retient captif au pied de cet ormeau.
Le maître a dit : il se met en voyage.
L'âne était à-la-fois paresseux et gourmand :
Or de la langue et de la dent
Le voilà qui soudain fait rage.
Dans l'herbe enfoncé jusqu'au cou,
Il s'y vautre à plaisir, en prend si bien son soù,
Que dès la fin du jour il n'a plus de quoi paître.
Mais à peine sur l'horizon
Phébus vient-il à reparaître,
Qui reste sot ? c'est le grison.
En vain avec ses yeux son appétit s'éveille ;
Il regarde, il ne voit, hélas ! autour de lui
Rien que le dégât de la veille.
Pour surcroît de peine et d'ennui,
Le cordeau le plus ferme arrête la pécore.
Que faire désormais ? jeûner ;
Mais comment s'y déterminer ?
Comment pouvair atteindre à la sixième aurore
Sans manger ? L'âne se souvient
Qu'on avait fait sa part pour toute la semaine.
Réflexion tardive ! aussi fut-elle vaine ;
Le glouton était mort quand son maître revint.

C'est vous, dissipateurs, que ma fable dépeint.

Livre VIII, fable 12




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