Un Anon se trouvait orphelin dès l'enfance.
On le mit dans un parc ; il y croissait en paix.
Là, certain Loup madré se tenait aux aguets :
Or un matin, pour lier connaissance,
Il vient saluer le grison,
Qui gambadait sur le gazon.
-Jouis, mon bel ami, du printemps de ton âge,
Lui dit-il d'un ton papelard ;
Car il te faudra tôt ou tard
Subir le joug de l'esclavage.
Que je te plains ! déjà, sous un fouet inhumain,
Je crois te voir trotter par les champs, par la ville,
Ou porter les sacs au moulin.
Quelle condition plus dure et plus servile ?
-Las ! répondit l'Anon en soupirant,
Servir est notre lot ; je ne saurais qu'y faire.
Ainsi mourut Bertrand mon père.
- Qui ? toi, son fils ? — Oui-da. Mon extrait baptistaire
Me nomme bien Martin, fils de Bertrand.
Le cher Bertrand ! c'était mon ami, mon compère,
Et si tu veux, du même accord,
Nous vivrons l'un et l'autre amis jusqu'à la mort.
-Grand merci ! mais s'il faut le dire,
Je suis neuf en tout point ; c'est à vous de m'instruire.
Çà, que dois-je faire d'abord ?
– Éviter l'esclavage, et tu le peux sans peine.
Un fossé nous sépare : hé bien !
Pour un jarret souple comme le tien,
Franchir cet obstacle n'est rien.
Viens donc au sein des bois partager mon domaine ;
C'est là qu'en frères nous vivrons.
Pour peu que le régal te plaise,
Je t'y réserve un champ hérissé de chardons...
De chardons ! Vous me comblez d'aise.
Attendez, je vous suis. Et soudain, mon nigaud
Vers l'autre bord s'élance de plein saut.
A peine il a mis pied à terre,
Que messer Loup l'accueille avec transport.
- C'est donc toi, mon mignon, qu'entre mes bras je serre ?
—Oui ; mais, répond Martin, ne serrez pas si fort.
--Pardon : je t'aime tant !... Fidèle à mes promesses,
Et ton ami jusqu'à la mort,
Je veux te dévorer... à force de caresses. -
– Me dévorer, bons dieux ! -Tu l'as dit, mon ami. -
Le bon-homme de Loup n'en fait pas à demi ;
Il l'expédie en diligence,
Lui protestant toujours de sa tendre amitié.
Bref, le voyant mort à moitié,
Il lui disait encor : Mon ami, patience.