Un Ours de cervelle profonde
Vivait en philosophe au milieu des forêts.
Là, dégoûté des vains plaisirs du monde,
Il se trouvait heureux à peu de frais.
Son savoir, sa conduite austère,
Ayant fait bruit dans le canton,
Chacun le regardait comme un autre Caton,
Et voulait consulter le pieux solitaire.
Un Loup s'offre un jour à ses yeux.
Certe, on ne croira pas qu'en abordant ces lieux
Il y vînt en pèlerinage ;
Car c'était un brigand, avide de carnage :
Mais chassé, presque atteint par les gens du village,
Il venait chez son cousin l'Ours
Demander asile et secours.
A pareil hôte, moi, j'aurais fermé ma porte ;
Le cousin, au rebours, songe à le convertir.
En bon parent il le prêche, il l'exhorte
Ase livrer au repentir.
Ici la bête carnassière
Soupire. Est-ce remords ? je ne le pense guère.
L'Ours en juge autrement. Ce bon Ours (notez bien
Qu'il est pythagoricien)
Leur parle avec ferveur de la métempsycose.
Enfin, pour le convaincre, il redouble d'efforts,
Ajoutant : L'âme est tout, le reste peu de chose.
Lorsque l'âme abandonne un corps,
Admire la métamorphose !
C'est pour prendre logis chez quelque autre animal ;
Et les dieux, en ce cas, terribles ou propices,
Selon nos vertus et nos vices
Logent nos âmes bien ou mal.
De ta conduite, ami, telle est la règle.
Ainsi donc choisis au plus tôt,
De t'élever aux cieux sous la forme de l'aigle,
Ou de ramper en vil crapaud.-
L'Ours, avant d'achever, lui prêche l'abstinence.
L'abstinence ! A ce mot, on eût vu le vaurien
Quitter son humble contenance.
Il ose insulter l'Ours, l'accuse d'ignorance,
Rejette sa doctrine, et dit qu'il n'en croit rien ;
Puis il s'en va, roulant une ardente prunelle,
Épier dans la plaine un troupeau des plus gras.
Il comptait faire un succulent repas ;
Vain espoir ! chiens, valets, étaient en sentinelle ;
On évente aussitôt la trace de ses pas.
Vers le sommet d'un roc il dirige sa fuite ;
Mais chassé, poursuivi toujours,
Le scélérat enfin se précipite,
Et son corps mutilé reste en proie aux vautours.
Quant à l'Ours philosophe, il n'en fut pas de même ;
Il fit longtemps le bien, et puis mourut en paix,
Certain à son heure suprême
De ne laisser que des regrets.
À l'application. Telle est la différence
Entre la fin du sage et celle du méchant :
L'un, dominé par son fatal penchant,
Comme accablé d'un poids, repousse l'existence :
L'autre avec calme attend la mort ;
Sur l'avenir son cœur se fonde ;
Et lorsqu'il prend congé du monde,
Il ne le fuit pas, il en sort.