Les Lunettes et les Sifflets Antoine Le Bailly (1756 - 1832)

Dans son cabinet solitaire,
Réduite à ne plus voir que très peu de chalands,
Dame Critique enfin jugea qu'il était temps
De paraître en public pour se tirer d'affaire.
Elle s'habille à la légère,
Renonce au maintien grave, affecte un air badin ;
Au lieu de son regard sévère
Ne laisse plus percer qu'un coup d'œil juste et fin ;
Et, déguisée ainsi, pour ouvrir sa boutique,
La dame a choisi le portique
D'un théâtre fameux qui d'elle était voisin.
De mille fleurs de rhétorique
La voilà qui d'abord va semant ses discours :
On s'arrête ; elle plaît, et de là grand concours.
Comme on faisait foule autour d'elle :
-Messieurs, l'affiche annonce une pièce nouvelle,
Dit la Critique ; or écoutez :
Voulez-vous sainement juger de cet ouvrage,
Connaître ses défauts, mais sentir ses beautés,
De mon moyen faites usage ;
A travers ces Lunettes-là
Vous distinguèrez tout cela. -
Et la dame soudain leur ouvre une cassette
Qui contenait mainte Lunette.
Mais, messieurs, cela n'est pas tout :
Si l'ouvrage est mauvais, s'il endort le parterre,
Ou met sa patience à bout,
A vous permis alors de déclarer la guerre,
Et de venger le dieu du goût :
J'ai là de quoi vous satisfaire ;
Ou je suis bien trompée, ou voilà votre affaire ; -
Et d'une autre cassette elle tire à foison
Des Sifflets de toute façon.
On rit : de ces Sifflets chacun veut faire emplette,
Ils sont achetés par milliers ;
Mais la Critique, hélas ! on le croit volontiers,
Vendit à peine une Lunette.

Livre V, fable 11




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