On l'a dit avant moi, j'ose m'en prévaloir :
Oui, l'apologue est un miroir ;
Mais dans cette glace fidèle
C'est son voisin qu'on cherche, on ne veut pas s'y voir.
Contons à ce propos une fable nouvelle.
Chez un peuple étranger j'en ai pris le sujet ;
L'auteur fut habitant des bords de la Tamise :
Or maintenant voici le fait,
Que je vais narrer à ma guise.
Émule de Calot, un jeune peintre anglais
S'exerçait au genre burlesque.
Il forme, un jour, de cent bizarres traits,
Un Tableau tout ensemble et moral et grotesque.
La Tamise circule au fond de ce Tableau ;
Des ballots entassés encombrent ses rivages ;
Un ours, planté debout sur le pont d'un bateau,
Est le premier des personnages.
Son œil creux est caché sous un large chapeau ;
Une hache, un damas, pendent à sa ceinture,
Et mon lourdaud, le nez en l'air,
Flairant quelque riche capture,
Semble attendre un bon vent pour se remettre en mer.
Mais quelle est cette autre merveille
Qui fait tant ricaner un groupe de plaisants ?
Pourquoi ces éclats si bruyants ?
M'y voici, je découvre un petit bout d'oreille.
C'est maître aliboron en docteur transformé ;
Son chef est affublé d'une perruque énorme :
On dirait, à le voir de sa lancette armé,
Qu'il attend quelque ânon pour le tuer en forme.
Par un dernier coup de pinceau
Couronnons enfin le Tableau :
Là paraît un hibou qui porte des lunettes ;
Entouré de papiers, il rêve, il se nourrit
De la lecture des gazettes :
Jugez combien il a d'esprit !.
Ce Tableau, si ma muse a bien su le décrire,
Offrait ample matière à rire ;
Aussi gens de tous les états
Accouraient pour le voir, et riaient aux éclats.
Chacun complimente l'artiste.
Il faut en excepter un seul des curieux :
C'est Patridge le nouvelliste,
Qui se croit important lorsqu'il n'est qu'ennuyeux.
-Ne devinez-vous pas, dit-il, troupe crédule,
Que ce peintre malin vous tourne en ridicule ?
Par exemple, parlez, capitaine Stribord,
Vous, le plus dur de nos corsaires,
Qui maudissez les vents contraires,
N'êtes-vous pas cet ours arrêté dans le port ?
-Goddam ! je crois que tu me bernes,
Lui répond le marin outré d'un tel discours :
Mais toi, qui me prends pour cet ours,
Digne orateur de nos tavernes,
C'est toi seul que l'artiste a peint dans ce hibou.
-- Oui, s'écrie une voix qui part on ne sait d'où,
C'est Patridge lui-même. - O comble d'insolence !
Réplique ce dernier. Ah ! j'en donne ma foi,
Si la cour à l'instant ne répare l'offense,
Je ne me mêle plus des affaires du roi.
Chacun lui rit au nez ; il écume de rage.
Johnston le médecin, ignorant personnage,
L'aborde en plaisantant, veut lui tâter le pouls ;
Mais Patridge lui dit : Observez bien cet âne ;
Votre confrère Gall, sans vous toucher le crâné,
Avouerait qu'on a peint le mignon d'après vous.—
A cette apostrophe sanglante
Johnston veut répliquer ; mais il reste confus
Lorsqu'il entend cent voix s'écrier en chorus :
C'est le docteur Johnston que l'âne représente ! —
Patridge alors reprend avec fureur :
-Écoutez, capitaine, et vous aussi, docteur :
Ce peintre nous a fait une injure commune
En nous désignant tous les trois ;
Hé bien ! messieurs, plus de rancune,
Et contre l'insolent portons plainte à-la-fois. —-
La foule rit ; le trio tonne.
L'artiste cherche en vain à se justifier,
Protestant qu'en particulier
Il n'a voulu blesser personne.
On ne l'écoute pas. La cause fait du bruit ;
Elle est portée enfin au tribunal suprême,
J'entends celui du public même.
Par lui le procès est instruit.
Or les noms des plaignants que ce juge condamne
Passent bientôt de la ville aux faubourgs.
Dans le corsaire on ne voit plus qu'un ours,
Dans Patridge un hibou, dans le docteur un âne.
A quoi bon vous mettre en courroux
Si vous reconnaissez vos traits dans une fable ?
Il n'est en pareil cas qu'un parti raisonnable :
Ne dites mot, corrigez-vous.