Le Rustre et le Tableau Henry Macqueron (1851 - 1888)

D’un tableau tout noirci, par les ans encrassé,
Un rustaud ne savait que faire.
Qu’en telles mains cet objet soit passé,
Quand et comment, ce n’est pas notre affaire.
Mais si j’étais tableau, je craindrais moins encor
Les outrages du temps que les soins d’un butor.
Quelqu’un dit à notre homme: « Empoignez une éponge
Et n’épargnez ni peine, ni savon,
— Oui-da, voisin, votre conseil est bon,
Profitons-en. » Dans une mare i! plonge
La toile avec ses gens tout barbouillés. Partout
Passe un poing vigoureux ; l'enduit gras se dissout.
Bientôt commence à poindre une douce figure,
Puis un bras, puis un torse, une jambe, « Pardon,
Et les habits ? » Point. Si, pourtant ; une ceinture.
C’est Madame Venus, et voici Cupidon.
Un manant donc put voir la belle blonde,
Telle qu’en l'âge d’or, sortir du sein des flots,
Telle, ai-je dit; c’est un abus de mots.
Sur des-contours charmants l’ordure encore abonde;
Sur des muscles rosés s’écaille la couleur;
Vénus n’a qu'un mollet, et Cupidon est borgne.
Or c’était un tableau de maitre. Un amateur
Qui va flairant, avec amour le lorgne,
Et sur-le-champ en offre cent écus.
Mais le laveur de répondre à son homme:
« Venez demain diner; on conclura la somme. »
Puis à lui-même ; « À ces deux mal vêtus
Rendons bien vite un peu de lustre;
Qu’au lieu de cent écus on m’en compte deux cents.
J’ai bonne poigne. En besogne! » Et le rustre
Derechef prend la toile et l’astique en tous sens.
C'est pour mener à bien son oeuvre délicate,
Qu’il gratte et frotte, et refrotte et regratte,
Tant, tant, que de peinture i! ne reste plus rien.
Et les écus ? Bon enfant s'il s’en flatte.

Le mieux souvent est l’ennemi du bien.

Fable 60




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