Plusieurs Moutons paissaient dans un gras pâturage.
Là, sans chien ni berger, ils vivaient à l'écart.
Un fossé, qui formait l'enceinte de l'herbage,
Contre l'assaut des loups leur servait de rempart.
Certain larron du voisinage,
Qui couvait le troupeau des yeux,
Méditait dès longtemps d'aborder en ces lieux.
Il s'y rend une nuit à la faveur de l'ombre ;
Mais le fossé l'arrête ; il est large, profond :
Que faire ? d'une planche il se construit un pont,
Et le voilà bientôt introduit sans encombre.
Par hasard, en ce moment-là,
Gentil Mouton Robin était en sentinelle :
Le voleur doucement l'appelle ;
Mais Robin, sans songer à crier qui va là,
Rejoint ses compagnons, à grand bruit les réveille.
Après dix ans entiers lorsqu'Ilion fut pris,
On n'y vit point une alarme pareille.
Or jugez quelle peur agite les esprits
De la pauvre gent moutonnière !
Le danger presse. On ouvre les avis ;
Au lieu d'agir, on délibère :
L'un veut ceci ; l'autre veut le contraire.
On convient toutefois, car il faut en finir,
Que le point important est d'avertir le maître ;
Expédient très simple, et le seul bon peut-être.
-Non, messieurs : gardons-nous d'aller le prévenir,
Dit l'un des orateurs ; quel but serait le vôtre ?
Guillot nous abandonne ; eh bien ! pour l'en punir,
Laissons-nous enlèver plutôt l'un après l'autre.-
C'était mal raisonner ; mais le peuple mouton
Ne se pique pas de raison.
On applaudit à ce langage.
Le larron, qui l'entend, profite du complot ;
Il aborde l'aréopage,
Et, saisissant leur faible, il tombe sur Guillot.
A son dire, Guillot a les torts les plus graves ;
Guillot est un tyran qui les traite en esclaves ;
Sous lui la misère est leur lot :
Ensuite il leur promet d'excellents pâturages,
Où, par sa vigilance, à l'abri des outrages,
Ils vivront gais, contents, et libres en un mot.
Ce discours fait fortune au gré de son attente.
Sans autre examen, sans soupçon,
Tout le troupeau se rend à l'offre séduisante.
C'est où tendait le sycophante,
Qui lorgne en tapinois leur épaisse toison.
Déjà de la bande imbécile
L'élite mise à part suit notre homme à la file.
Il va, revient, fait tant enfin, que du troupeau
Il ne reste plus qu'un agneau.
C'était Robin : à partir il s'apprête ;
Il fait un pas, puis deux, puis tout-à-coup s'arrête.
-Qui donc m'engage à déserter ainsi ?
Dit-il en secouant la tête ;
Pour aller où? voyons ; je suis si bien ici !
Guillot n'est-il pas un bon maître ?
Dans l'esprit du bercail l'inconnu l'a noirci ;
Cet inconnu, qui sait ?….. Ah ! s'il n'était qu'un traître !...
Et moi, j'irais... ! je ne suis pas si sot.
Non faisons mieux ; restons sous les lois de Guillot.
Vers ce bon maître il court donc au plus vite,
Et de ses compagnons lui raconte la fuite.
Guillot n'en revient point ; il jette les hauts cris.
-J'en conviens, dit Robin, le parti qu'ils ont pris
Du sens commun n'avait pas l'ombre ;
Mais faut-il en être surpris,
Quand nous étions en si grand nombre ?