Un jeune, un vieux baudet causaient,
En latin, même en grec ; très commune est la chose ;
Plus on est baudet, plus on cause ;
Surtout baudets savants ; ceux-ci philosophaient.
Le jeune ânon, tout fier de sortir de l'école,
Prit en ces termes la parole.
Très cher confrère, au bon vieux temps,
Même au temps de votre jeunesse,
Baudet restait baudet, et baudesse, baudesse,
C'est-à-dire ignorants.
De là vient qu'on nous fit une bête de somme,
Des mangeurs de chardons, des porteurs île fardeaux,
Que nous fûmes traités de rogneux, dé nigauds,
Victimes et jouets de l'homme.
Mais le siècle a marché, on voit à l'horizon
Le bonheur à grands pas qui vers nous s'achemine ;
Plus de distance entre nous et la Chine ;
Le thé va remplacer notre grossier chardon.
Sur nos chemins de fer, bientôt de notre terre
Quelques jours suffiront pour eh faire le tour ;
Et, de l'Un à l'autre hémisphère,
Par le fil sous-marin on se dira bonjour.
Le miracle est partout, noué sommes sur les pentes
Qui mènent droit à l'âge d'or.
Laissons-nous y glisser ; quelques moments encor,
Nous nous prélasserons, nous vivrons de nos rentes.
— Le vieux âne, à son tour, répartit : cher cadet,
Avant d'aller plus loin, de merveille en merveilles,
Dans le cristal des eaux, regardez vos oreilles ;
Pour braire en grec, latin, êtes-vous moins baudet ?
Le siècle suit son cours, c'est très-incontestable :
Mais, mon petit savant, entre nous croyez-moi,
Restez sous votre toit,
Ne changez pas d'étable.
N'essayez pas surtout de prendre votre vol
Sur ces chemins de fer, prodiges de science ;
Encor moins d'imiter la voix du rossignol ;
Croyez-en mon expérience.
Ne quittons pas notre moulin,
Ni nos chardons pour le thé de la Chine ;
Aux fardeaux, humblement, présentons notre échine
Puisque tel est notre destin.
Aux baudets d'un autre hémisphère,
Quand un éclair, d'ici, portera le bonjour,
Du monde, comme un trait, quand on fera le tour,
Serons-nous plus heureux, mon frère ?
Reculez de cent ans, six cents si vous voulez,
Qui portait alors la besace ?
Était-ce les lions, et non pas notre race ?
Répondez...
Restons ce que nous sommes,
Laissons monter l'échelle aux hommes :
v Lorsqu'ils auront atteint le dernier échelon,
Lé ciel de leur orgueil aura bientôt raison.
Aller vite est donc la suprême sagesse ?
Le bonheur nous vient-il du rang, de la richesse ;
Donnent-ils la santé, les somptueux repas ;
Reculent-ils d'un jour, d'un seul jour le trépas ?
Je suis baudet, je le confesse,
Mais j'aime mieux braire en patois
Que d'emprunter une autre voix ;
Je plairai plus à ma baudesse,
Je suis un sot, dit-on, un rogneux animal,
Marchant d'un pas pesant, tète basse et stupide,
Qui ne mérite pas qu'on lui mette la bride.
J'aime encor mieux cela que le mors du cheval ;
J'aime mieux mes chardons, ma liberté, ma peine,
Que ces harnais dorés, ces étreintes de cuir,
Qui même avant la mort, vous font cent fois mourir.
Sous l'or plus pesante est la chaîne !
Restons baudet, puisque le ciel baudet nous fit :
Dieu partout a semé les fleurs cl les épines ;
Et dans ses lois divines
Rappelez-vous ce qu'il à dit :
« Bienheureux les pauvres d'esprit. »
— As-tu bientôt fini tes longues litanies ?
Dit le jeune baudet ;
Ta place est aux académies,
Et sur ton fauteuil un sifflet ;
C'est le supplice auquel je le condamne.
Lecteur, lequel des deux est l'une ?

Livre III, fable 2




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