Les deux Chats Charles Desains (1789 - 1862)

Vous voulez qu'aujourd'hui je vous conte une fable ;
Je ne sais pas vraiment si j'en aurai l'esprit.
Voilà bien un sujet, mais il est si petit,
Que de vous agréer je le crois peu capable.
Qu'importe, au demeurant, si nous réussissons
A tirer de deux Chats quelques bonnes leçons.

Pendant une nuit printanière,
Epoque où des Matous la race aventurière
Sous les lois de l'Amour s'échappe du logis,
Un Chat voit par la ville un de ses bons amis,
Courbé par les malheurs et la faim meurtrière.
D'où viens-tu ? lui dit-il. Comme te voilà fait !
A peine si mon œil ici te reconnaît.
Toi que j'ai vu si beau fréquenter la gouttière,
Pourquoi ton seul aspect fait-il compassion ?
Manques-tu de condition ?
Si ce n'est que cela, je vais t'en céder une
Où tu peux, à l'abri des coups de la Fortune,
Du repos que je fuis à ton tour profiter.
Ce repos m'était cher, et, loin de le quitter,
Jamais hors de ces lieux je n'aurais mis la patte,
Si je n'étais épris d'une petite Chatte
Qui vit à la campagne, et dont les yeux si doux
Me font oublier la prudence ;
Car l'amour, soit dit entre nous,
A toujours dérangé bon nombre de Matous,
Dans notre beau pays de France.
De ma part, sans délai tu te présenteras
Où tu vois une rue étroite ;
C'est en entrant, à patte droite,
La seconde maison que tu découvriras.
Des maîtres de ce lieu bientôt tu recevras
Des témoignages de tendresse ;
Car ils adorent Chats et Chiens,
Comme ces vieux Égyptiens
Dont nous admirons la sagesse.
U faudra seulement flatter un peu le goût
De tes nouveaux patrons ; la propreté surtout
Près d'èux fut toujours bien venue.
Comme en ce moment-^ci nous sommes dans la mue,
Du poil, que fait voler le souffle du printemps,
Tu ne saliras point, par des sauts imprudents,
Les habits de ton maître ou ceux de ta maîtresse.
D'ailleurs, ni dent ni grifse avec ces bonnes gens.
En observant cela, gâté par leur faiblesse,
Tu mangeras à table, et t'y verras traité
Comme chez un ministre on traite un député.
Va, redeviens heureux, c'est ce que je désire.
Notre affamé deux fois ne se le fait pas dire ;
Dans le nouveau logis il entre au point du jour.
On l'accueille à souhait au sein de la famille,
Où d'abord à chacun il sait faire la cour.
Mais à peine l'ingrat se refait, se r'habille,
Qu'il répond aux bienfaits par plus d'un mauvais tour.
Sur un sopha tout neuf monsieur s'étale en maître ;
Jusqu'au dernier excès devenu familier
Il souille le salon, qu'il prend pour un grenier.
Comme animal paisible il s'était fait connaître ;
Tout à coup, revenant à ses instincts brutaux,
Il éborgne le Chien, il croque deux Oiseaux ;
Bref, il agit de telle sorte,
Que l'on fut obligé de le mettre à la porte.
Le drôle en ses méfaits retrouva tous ses maux.

Quand la détresse vous afflige,
Vous trouvez de bons cœurs prêts à vous assister :
Mais sur eux cessez de compter,
Si vous désobligez alors qu'on vous oblige.

Livre III, fable 15




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