Deux ifs, plantés en même terre,
N'avaient pas cependant un semblable destin :
L'un végétait dans un parterre,
L'autre croissait sur un chemin,
Séparé par une barrière De l'if emprisonné.
« Mais, mon pauvre voisin,
S'écriait ce dernier, quelle épaisse poussière
Couvre ton feuillage brûlé !
Comme te voilà sec, et jaunâtre et hâlé !
Du temps qu'il fait dépend ton existence :
Lorsqu'il ne pleut pas, tu languis ;
Cependant tu t'enorgueillis
De vivre dans l'indépendance ;
Je ne t'envierai point ce bonheur si vanté ;
Car je conviens que de la liberté
Je n'ai jamais compris les charmes.
Dans ce jardin nous vivons sans alarmes,
Dans l'abondance et la tranquillité.
Nôtre maître avec vigilance
Veille sur nous du matin jusqu'au soir ;
La pompe, les châssis, les cloches, l'arrosoir,
Nous tenant lieu de providence,
Nous préservent de tous les maux ;
Nous bravons le soleil, le vent et les oiseaux,
Et des hivers la funeste influence :
D'ailleurs aucune dure loi
Ne me contraint tout comme toi ;
J'étends mes longs rameaux suivant ma fantaisie,
Rien ne me gêne ou ne me contrarie,
Et chaque jour je rends grâce au destin
Qui m'a fait naître en ce jardin.
Que m'importe d'avoir un maître,
Lorsque je ne m'en aperçois
Que par les soins qu'il prend de moi ?
— Fort bien, répondit l'if champêtre ;
Mais ce maître plein de douceur
Ne peut-il pas avoir un méchant successeur ?
Ne peut-il pas aussi changer de caractère,
Ou bien déguiser ses défauts ?
Pour moi, je l'avouerai, je ne me ferais guère
A ce jardinier débonnaire ;
Souvent il se promène avec certaine faux
Qui me parait d'un très-mauvais présage,
Et qui devrait te causer quelque ombrage.
Tiens, le voilà!… Quel aspect effrayant !
Oh ! quelle mine atrabilaire !
Et comme il est armé !..
Bon Dieu ! que veut-il faire
De ces vilains ciseaux et de ce long croissant ?… »
Comme il disait ces mots, le jardinier s'avance ;
Tout aussitôt, entrant dans le massif
Où croissait son malheureux if :
« Allons, dit-il, allons, il faut que je commence
A tailler cet arbuste, il a pris sa croissance,
Et je vais rébrancher : maintenant on le peut ;
Mais qu'en ferai-je ? Un sphinx, une chimère ?
(Car d'un esclave on fait tout ce qu'on veut).
Non, c'est un ours que j'en veux faire. »
En effet, ouvrant ses ciseaux,
Le jardinier, se mettant à l'ouvrage,
De l'if infortuné coupe tous les rameaux.
L'arbuste en vain gémit d'un si cruel outrage ?
Sous la main des tyrans à quoi sert de gémir ?
Ne faut-il pas alors ou ployer ou périr ?
Du pauvre if tel fut le partage ;
On le mutile, on le saccage,
On lui ravit en un instant
Sa forme, sa beauté, son aspect élégant
Et la fraîcheur de son feuillage.
Malgré tout son dépit, par un charme fatal,
Il prend la figure sauvage
D'un stupide et lourd animal,
Et, d'un ours enchaîné bientôt offrant l'image,
Il excite à la fois, des passagers surpris,
Et la compassion et le juste mépris.
Ne nous étonnons point de la métamorphose,
Nous la voyons assez communément :
Un tyran ne fait autre chose,
Quand il le peut impunément.