Vous savez que tout Fabuliste,
Comme un peintre suivant la nature à la piste,
Au roi des animaux, au superbe Lion
Donne la haute ambition,
La noble fierté, le courage,
Quelquefois la colère et la fureur sauvage,
Un grand goût pour la chair, une âpre soif du sang
Jamais la ruse, indigne de son rang,
Vers l'ennemi jamais de marche oblique.
Machiavel, cet archi- politique,
Ne légua point les secrets de son art
Au Lion ; ce fut au Renard.
Cependant le premier de la race conteuse,
Cet esclave africain, dont la Grèce menteuse
Fit son Ésope phrygien,
Lockman qui s'y connaissait bien,
Deux fois attribua la tortueuse allure,
La ruse insidieuse au Monarque des bois.
Lion le politique eut la première fois
Plein succès et double pâture ;
Mais la seconde fois, c'est Lockman qui le dit,
Au lieu de honte avec profit,
Il eut la honte toute pure.
Écoutez aujourd'hui la première aventure,
Demain l'autre : une Fable à chaque jour suffit.
Pressé par une faim à sa valeur égale,
Sur deux Taureaux voisins un Lion s'élança.
Sans déclaration la guerre commença.
Surpris par l'attaque royale,
À l'instant, dos à dos le couple se posta,
Et toujours, en tournant, des cornes riposta.
Le Lion rôde en vain ; entre eux point d'intervalle ;
Point d'assaut qui ne soit par les cornes reçu ;
Chacun du double trait aigu
Dont la Nature arme sa tête,
Si bien dirigea la tempête,
Que l'Invincible fut vaincu.
Changeant de batterie en savant militaire
Adroitement il fait alors
Aux grands et terribles efforts
Succéder la ruse de guerre.
On m'avait, leur dit- il, sur vous fait des rapports :
On vous disait poltrons ; je vois tout le contraire.
J'aime les braves et les forts :
Allez, ne craignez plus mes dents ni ma colère.
Au pâturage, à vos amours
Retournez ; des Taureaux c'est là la grande affaire :
Séparez-vous, et pour toujours
Comptez sur l'amitié du Lion votre frère.
Le traité fait, juré, l'un à droite s'en va,
L'autre à gauche : au milieu le Lion se repose,
Paraît s'occuper d'autre chose,
Se promener, rêver ; mais bientôt en rêvant
Il va droit au premier, l'étrangle, le dévore,
Le digère, et, sentant de l'appétit encore,
Au second court en faire autant.
Ainsi, nous dit Lockman le sage,
Deux États, deux Gouvernements,
Réunis d'intérêts, d'avis, de sentiments,
D'un Ennemi commun peuvent braver la rage :
Mais se divisent -ils entre eux,
Chacun reste trop faible ; ils périssent tous deux :
Ces deux Taureaux en sont l'image.