Le Lion et le Lapin

Pierre-Louis Ginguené (1748 - 1816)


On vante les soupers du grand roi Frédéric.
Je sais bien que dans sa colère
Voltaire le traitait de Cotin-Alaric ;
Mais lorsqu'avec d'Argens et ce même Voltaire,
Et d'autres Beaux-esprits animés par le vin
Et par le désir de lui plaire,
De Sans-souci l'Architriclin
Oubliait en soupant, et ses vers et la guerre,
Il ne paraissait plus Alaric ni Cotin.
En bonne compagnie, et surtout à sa table,
Frédéric fut, dit-on, des rois le plus aimable.

Oui des rois, c'est bien dit ; mais quoi ?
Il manque toujours quelque chose
À l'amabilité d'un roi.
Son titre, son maintien, son regard, tout impose.
Souvent on voudrait rire ; on attend, et pour cause ;
Il faut qu'auparavant ait ri Sa Majesté.
Le respect vous retient, la crainte aussi ; l'on n'ose,
Et la gêne éteint la gaîté.

Un Lion tenait table ouverte.
Le Frédéric des animaux,
Fameux par ses exploits, l'était par ses bons mots.
(Lions ne parlent plus ; c'est vraiment une perte.)
Celui-ci, comme l'autre, invitait par billets
Certain nombre de ses sujets.
Grands, moyens et petits, à table avaient leur place :
Le Singe à poste fixe y siégeait chaque jour :
Premier boufson du Roi, ses tours de passe-passe,
Quand son ventre était plein, divertissaient la Cour.

Le Renard, vieux Savant, membre d'Académie,
Par forme d'entr'acte glissait
Quelque bonne plaisanterie ;
Et lorsqu'elle réussissait,
Sur le compte du Roi bientôt elle passait ;
Et la Cour à ce mot, alors, applaudissait.
Les Cerfs, les Daims, troupe légère,
Faisaient le service ordinaire.
Chacun, pour être vu, sur ses pieds se haussait.

On y vit à son tour le Lapin ; mais ensuite
Sa place resta vide : une et deux fois enfin
A l'appel nominal manqua ledit Lapin.
Au Monarque, averti par quelqu'un de sa suite,
Le Déserteur parut suspect.
Ordre lui vint de comparaître
Le lendemain devant le Roi son maître.
Pourquoi, dit le Lion, fuyais-tu mon aspect ?
C'est, répond l'Accusé, par crainte et par respect.
--Par crainte ! n'as-tu de ma munificence
Reçu double cédule ? - Oui, Sire. Ton absence
Est donc une double insolence ;
Et si je n'étais un Lion
Débonnaire et plein de clémence,
J'appelerais rébellion
Ce mépris des plaisirs que ma table dispense :
Mais je suis bon dis-moi donc ton motif.
Sois franc surtout, ou je t'écorche vif.

- Qui, moi ! mépriser votre table,
Dédaigner les plaisirs de votre grand couvert,
Et l'esprit qu'on y fait du potage au dessert !
Ah ! Sire, j'en suis incapable,
Dit le Lapin tremblant : la chère est délectable ;
Les bons mots sont exquis : mais Votre Majesté,
Au plus beau du repas, sans doute par gaîté,
A certaine façon d'agiter sa crinière ;
Elle laisse échapper certain rugissement ;
Ses yeux, en se tournant, lancent une lumière !
Sa patte.... est de velours ; mais on Ꭹ voit souvent
De ses ongles sacrés un certain mouvement !
Tout cela, pardonnez à mon aveu sincère,
Sur nous autres Lapins fait une impression
Qui nuit à la digestion.

Cela dit, le Lapin s'enfuit à perdre haleine.
Sachons l'imiter à propos ;
Et pour manger gaîment et digérer sans peine,
Ne soupons qu'avec nos égaux.

Fable 8




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