L'Incognito du roi Lion

Pierre-Louis Ginguené (1748 - 1816)


Du bon Casti je chéris la mémoire,
Non, si l'on veut, pour ses contes gaillards,
(Qui cependant sont des titres de gloire,
Sauf quelques traits un peu trop égrillards)
Mais plus encor pour la plaisante histoire
Des Animaux qu'il fit si bien parler.
Sous cet emblème, il sut nous révéler ·
L'esprit des Cours, leur sombre tyrannie ; -
Les sots plaisirs de leur galanterie,
Et l'Étiquette et ses fades honneurs ;
Des Courtisans l'avide flatterie,
Et la bassesse, et les fausses grandeurs.

Dans cette vive et mordante satire,
Après sa mort, Lion premier respire :
On croit toujours et l'entendre et le voir ;
Et l'on ne peut aux exploits d'un tel Sire,
A son terrible et burlesque pouvair,
Jamais songer sans trembler, ni sans rire.

Sur ce Lion Casti n'a pas tout dit.
Autant qu'un autre il avait de l'esprit,
De temps en temps se piquait de justice,
Vaquait lui-même à son métier de Roi ;
Assez gaîment ordonnait un supplice,
Mais prétendait au moins savoir pourquoi.
Dans les écrits d'un autre légendaire,
Je lis un fait notable et curieux,
Au Roi Lion fait non moins glorieux :
Je vais ici le conter de mon mieux ;
Le bien conter serait la grande affaire.

Lion premier, jadis en son vivant,
Fut donc un Roi presque aussi bon que grand,
Juste surtout, comme un Lion peut l'être.
Mais que sert l'équité du Maître,
Entouré d'êtres malfaisants,
Corrupteurs, corrompus, enfin de Courtisans ?
À la Cour léonine étaient bêtes diverses
De noms, de formes et d'humeurs,
Toutes d'aussi mauvaises mœurs,
Toutes également perverses ;
Sur deux seuls points ne différant jamais ;
Tromper le Prince et vexer les Sujets.

L'Ours, avec son ton brusque et son aspect sauvage,
Parlant peu, parlant mal, exprès dans son langage
De l'accent montagnard conservant l'âpreté,
Unissait l'importance à la rusticité,
S'excusait, en mentant, de sa véracité ;
Mais cachait, sous un air lourd, et même stupide,
D'un Esclave le cœur profondément perfide,
Et d'un Tyran la cruauté.

Le Renard, de tout temps fameux par sa finesse,
De cet Empire Archi- menteur,
Assaisonnait avec adresse
D'un sourire malin un mot adulateur,
Changeant d'air, de maintien, se variant sans cesse,
Infatigable délateur,
Dangereux pour les grands, des petits oppresseur,
Mais le tout avec politesse.

Du Tigre ni du Loup, qu'on voyait tour à tour
S'arracher la faveur, faire grosse figure,
Ne perdons point de temps à tracer la peinture :
Ils se montraient là sans détour,
Et tels que les fit la Nature :
Comme en leur élément ils étaient à la Cour.

Quant au Chien, qu'on dit si fidèle,
Du parfait Courtisan c'est plutôt le modèle.
Dans nos maisons ne le voyez-vous pas,
Quand le Patron vous y fait bonne mine,
Remuant pour vous plaire et la queue et l'échine,
Lécher vos mains, ou ramper sur vos pas ?
Mais l'accueil devient- il sévère,
L'air sérieux du Maître, un geste, un mot d'aigreur,
Du servile animal excitent la colère :
Par lâcheté vous déclarant la guerre,
Grinçant des dents, hurlant avec fureur,
Il court à vous, comme au voleur.
Le Chien était entré dans cette ligue avide
D'animaux forts et carnassiers,
Contre le peuple faible et le bétail timide :
Leur défenseur autrefois et leur guide,
Il les opprimait des premiers.

Sont-ils heureux ? disait d'une voix paternelle
Le Roi Lion. Heureux ! lui répondait le Chien,
Si vous l'êtes vous- même, il ne leur manque rien.
Fiez-vous, Sire, à notre zèle,
Pour votre peuple tout va bien.
Ah ! que ne pouvez-vous les voir et les entendre !
Au nom de Votre Majesté
Que de larmes d'amour vous les verriez répandre !
Leurs fronts épanouis rayonnent de gaîté.
Partout refleurit l'abondance,
Partout on rit, on boit, on danse ;
Votre nom, partout répété,
Se mêle aux cris de joie et de félicité.

Mais le Lion, un jour qu'il ne savait que faire,
Plus ennuyé qu'à l'ordinaire,
(Car souvent sur le trône, alors comme aujourd'hui,
Les Rois voyaient s'asseoir à côté d'eux l'Ennui.)
Un jour donc de sa Cour le Roi se débarrasse,
Sort de l'antre sanglant qu'il nomme son château,
Et parmi ses sujets de la dernière classe
Va se mêler incognito.
Pour mieux voiler sa royale figure,
Et sa terrible chevelure,
De tête en queue il recouvre sa peau
De celle d'un jeune Taureau.
De la pauvre bête cornue
Qui reçut cet honneur ne me demandez pas
Ce que la chair est devenue :
Ce bon Prince, avant tout, en a fait son repas.

Ainsi masqué, Lion premier chemine ;
Toujours écoutant, regardant,
Il traverse les prés, monte sur la colline,
Et jusqu'à la forêt voisine,
De groupe en groupe va rôdant.
Peut-être croyait-il aux récits apocryphes,
Du goût oriental ingénieux produits,
Qui, pendant plus de mille nuits,
D'un Sultan furieux émoussèrent les griffes,
Et surent charmer les ennuis :
Car on y voit souvent le meilleur des Califes
Se déguiser de même, et sans suite et sans bruit,
Cherchant la vérité, rôder ainsi la nuit.

Mais de Sultan-Lion quelle fut la colère
Et la surprise et la douleur,
Quand il vit de ses yeux la publique misère,
Quand sous unjoug de fer il vit que tout Seigneur
Écrasait l'innocent Vulgaire,
Quand lui, qui se croyait adoré comme un père,
N'entendit prononcer son nom qu'avec horreur !

Ah ! disaient les Brebis, qu'il est dûr d'être mère !
Faut-il qu'un vilain Ours dévore nos agneaux ;
Qu'on doive à Monseigneur en offrir par semaine,
A tout le moins une douzaine,
Des mieux nourris et des plus beaux ?
De notre lait aussi quelle énorme dépense !
Pour qu'au matin Son Excellence
Ait l'haleine plus fraîche et le gosier plus net,
Elle aime à se rincer la gueule avec du lait.
Le médecin l'ordonne : il faut pour gobelet
Un baril à Son Excellence,
Et c'est nous qui faisons les frais de l'ordonnance.

Au lever du Renard on devait, à tout prix,
Lui livrer un chapon, une grasse poularde ;
Sa vorace famille en croquait les débris,
Et contre l'engeance Renarde
Le Poulailler jetait des cris.

Toujours plus étonné, mais voulant tout apprendre,
Le Lion venait de se rendre
Auprès du gros bétail, où son déguisement
Pour un frère le faisait prendre :
On ne se gênait donc devant lui nullement.
Quand tout à coup il vit paraître
L'Ours et le Chien, couple bas et flatteur
Dès qu'il était en présence du Maître,
Mais loin de lui, plein de hauteur.
Aussitôt devant leur Grandeur
Chacun se fait petit, se retire en arrière,
En tremblant leur fait place, et, baissant la paupière,
Est saisi de respect et frappé de terreur.

Eux, affectant l'air de noblesse,
L'impertinente Majesté,
Première, ou seule qualité
Des Favoris de cette espèce,
Composant leur maintien grave et silencieux,
De-çà, de- là, tournaient un œil impérieux,
Et lisaient avec complaisance
Sur des fronts avilis l'effet de leur puissance.

Parmi ce peuple stupéfait,
L'Ours lorgnait cependant du coin de la prunelle,
Un petit Veau blanc comme lait,
Bien potelé, bien gras, encore à la mamelle.
Quel déjeûner pour l'appétit
D'un tel glouton ! L'enlèver à sa mère,
Le confisquer à son profit,
C'est ce qu'il faut : un prétexte suffit ;
Pour égorger le faible et pour se satisfaire,
A des Bêtes de Cour prétextes manquent-ils ?
En faut-il donc de si subtils ?
N'en était-ce pas un que la gaîté trop vive
Du petit Animal, qui ne songeant à rien,
Ne connaissant l'Ours ni le Chien,
Autour de sa Mère craintive,
Mugissait,
Bondissait,
Rompait seul ce grand silence,
Et devant leur Excellence
De trembler se dispensait ?

Qu'on me prenne, dit l'Ours d'une voix menaçante,
Cette Bestiole insolente
Qui méconnaît ma dignité :
Amon palais que ce Veau soit porté ;
(Avant d'être ministre, il eût dit ma tanière.)
J'y donne à l'enfance grossière
Des leçons de civilité.

La Mère au désespoir, dans la foule perdue,
Tâche de dérober son enfant à la vue.
Elle fait comme la perdrix,
Qui sous elle, tenant ses œufs ou ses petits,
Cache sa tête, et croit n'être point aperçue.
La malheureuse Mère, en mugissant d'effroi,
Laisse échapper le nom du Roi
Comme celui d'un Dieu, qu'en secret on implore.
Oh !l'impertinente pécore,
Crièrent en duo nos effrontés brigands !
Ne savez-vous pas, ignorants,
Qu'on estfait Grand exprès pour que l'on vous dévore,Que vous êtes nés pour nos dents ?
Le Lion ! le Lion ! avisez - vous encore
De prononcer ce nom, et vous apprendrez tous,
Quel est le maître ici, du Lion ou de nous.

À cet excès d'audace et d'impudence,
Le Roi caché perd patience ;
Il déchire son masque, et paraît à leurs yeux,
Tel que Jupiter dans les Cieux,
Lorsque de son Conseil réprimant la licence,
Il fronce le sourcil pour effrayer les Dieux.
Nos Dieux, en le voyant, perdirent contenance :
Ils perdirent aussi la voix.
Le plus fort des Lions, le plus juste des Rois,
Ne leur fit pas non plus de longue remontrance ;
Il étrangla son Ours, il éventra son Chien ;
Et chacun dira qu'il fit bien.

Fable 53




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