L'Homme et le Vautour Emile Erckmann (1822 - 1899)

Sur le rocher de Hunebourg
Régnait jadis un grand vautour.
Cygnes, pluviers, canards sauvages,
Qui s'abattaient dans ces marais,
De ses repas faisaient les frais.
Le sang pleuvait en ces parages,
Quand un animal inconnu
Se montra dans la solitude.
Le vautour, le voyant tout nu,
N'en conçut point d'inquiétude :
« Voilà, se dit-il, un gibier
D'une rare et nouvelle espèce ;
Plantons nos grifses dans sa graisse,
Nous aurons de quoi festoyer. »
Or, c'était là le premier homme
Qui se fût glissé dans ces bois,
Avec son arc et son carquois ;
Un être misérable en somme,
Mais qui devait frapper au cœur
D'une flèche le grand vainqueur.
Il l'attendit en embuscade,
Le voyant comme un point obscur
Tournoyer dans le sombre azur.
« Approche ! approche, camarade ! »
Se disait-il tout soucieux,
Le regard perdu dans les cieux.
Tout à coup, l'effrayant rapace,
Comme l'éclair fendant l'espace,
D'un seul trait sur lui s'abattit,
Et la flèche aussitôt partit.
Il en sentit la forte atteinte
Et tomba, poussant une plainte.
Ainsi périt le grand vautour.
Mais l'homme, à partir de ce jour,
Agit comme l'oiseau de proie,
Se donnant du canard, de l'oie,
De la sarcelle tour à tour.
Bientôt apparut sa femelle,
Ses vieux parents et ses petits,
Tous pourvus de grands appétits.
Et maintenant le sang ruisselle,
il abreuve tous nos guérets :
Cela se nomme le progrès...
Entre nous, si je ne m'abuse,
On ferait mieux de l'appeler,
Sans rien dissimuler,
Le règne de la ruse.

Livre II, fable 16




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