Le Chat et le Renard Emile Erckmann (1822 - 1899)

« Que viens-tu faire ici, mauvais chat de taverne,
Destiné par nature à dévorer les rats ?
De quel droit oses-tu, dans ce champ de luzerne,
Happer mes-levrauts les plus gras ? »
Ainsi parlait, d'un ton de maître,
Le plus fier des renards rencontrant à l'affût
Mistigris, bon routier, si jamais il en fut,
Allant le nez au vent, hardi comme un vieux reître :
« Et qui donc t'a permis, à toi, méchant renard,
De venir dénicher mes perdreaux et mes cailles ?
Répondit le soudart au grippeur de volailles...
Pour réclamer tes droits tu parais un peu tard ;
Car, soit dit en passant, durant tout cet automne,
j'en ai croqué pas mal de tes jolis levrauts
Si tendres, si dodus, si succulents, si beaux !
Ils ne devaient rien à personne.
Ils étaient, de plein droit, au premier occupant,
Et je les occupai, fit le vieux chenapan. »
Le renard, étonné de la verte réplique,
Crut devoir déployer toute sa rhétorique :
« Mon droit à moi, dit-il, c'est le droit du seigneur,
Du chef de mes aïeux — que le ciel les bénisse, —
J'ai sur tout le gibier haute et basse justice,
Et j'entends l'exercer, en tout bien tout honneur.
De même que les chats possèdent sans conteste
Un droit primordial sur le peuple des rats,
Le nôtre est reconnu, sans le moindre embarras ;
L'usage, les rescrits, l'histoire, tout l'atteste.
Tu vas donc, à l'instant, me rendre ce levraut,
Ajouta sèchement le petit hobereau.
— Monseigneur, dit le chat, tenez-vous à distance ;
Ce levraut est mon bien, je pourrais me fâcher
Si Votre Seigneurie osait s'en approcher.
Je dois vous prévenir : ayez de la prudence !
Vos droits je les connais : ce sont vos belles dents...
Et les miens... les voici : ce sont mes bonnes griffes.
Quant à vos autres droits, je les tiens apocryphes... »
Fit-il, debout, les yeux ardents.
Et l'on voyait déjà s'approcher la bataille,
Quand un museau pointu parut dans la broussaille.
C'était le chien du garde, un bon vieux lévrier.
Aussitôt Mistigris, sans se faire prier,
Lâchant ce qu'il tenait, s'élance sur un chêne,
Et le prudent renard, en courant hors d'haleine,
Par un heureux hasard regagne son terrier.
Ainsi se termina cette grande dispute.
A l'aspect du prévôt ils furent désarmés.
Le droit quelquefois se discute,
Mais la force, jamais.

Livre I, fable 8




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