L'Âne et le Magot Emile Erckmann (1822 - 1899)

L'âne d'un bon meunier valait son pesant d'or,
Car c'était un premier ténor ;
il avait un ut de poitrine
Qui le rendait si glorieux,
Qu'il se croyait d'une farine
Plus fine
Que celle de ses grands aïeux.
Le poids des sacs le rendait triste,
Et le tic tac du vieux moulin
Le plongeait dans un noir chagrin.
Plaignons le sort de cet artiste...
Ennuyé d'être méconnu,
Par une belle nuit, Bruno se met en fuite.
Aux rives de la Seine il était parvenu,
Quand soudain son départ s'ébruite ;
On vous le réclame à grands cris.
Bertrand, un gros magot, échappé de sa troupe,
Le trouvant en chemin, s'élance sur sa croupe,
Et tous deux s'en vont à Paris.
De vous peindre la capitale,
Et leurs débuts à l'Opéra,
La chute de Bruno sous l'horrible cabale,
Ce serait trop navrant, s'en charge qui voudra.
La gloire et son brillant mirage,
Les cocottes, les intrigants,
Les courses de chevaux fringants,
Les journaux et leur caquetage,
L'Institut et le Panthéon,
Valent-ils la paix du village ?
Bruno vit bien alors que non.
Depuis son accident il chantait à la foire ;
Bertrand toujours joyeux, à ce que dit l'histoire,
La toque sur l'oreille, et battant du tambour,
Grimaçait, gambadait, se grattait tour à tour ;
Et Bruno, fort mélancolique,
L'air tout pensif et résigné,
Pour le foin qu'il avait gagné
Ne recevait que de la trique.
Cela dura six ans, il en devint étique.
Un soir, passant près d'un moulin,
Notre baudet se mit à braire.
Bertrand lui disait de se taire,
Et de poursuivre son chemin.
« Non, dit-il, en fondant en larmes,
Voici l'endroit où je suis né :
Je l'ai trop tôt abandonné.
Que ces lieux ont pour moi de charmes
Que je t'aime, mon vieux moulin,
Avec ton tic tac monotone,
Sous l'écluse l'eau qui bouillonne,
Nuit et jour, du soir au matin ! »
Comme il sanglotait de la sorte,
Le meunier parut sur sa porte :
« Hé ! te voilà, Bruno, dit-il,
Tu m'as l'air d'avoir fait fortune. »
Bertrand, toujours leste et subtil,
Disparaissait au clair de lune.
Combien de braves gens,qui se croient faits pour l'art,
Retournent sagement au moulin tôt ou tard.

Livre I, fable 9




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